L’État français doit-il indemniser des propriétaires condamnés à restituer une œuvre spoliée ?
Article publié le 10 mars 2025
Achetée auprès de Paul Rosenberg par Simon Bauer, un industriel juif et collectionneur, l’œuvre de Camille Pissaro fut spoliée en 1943 et ne fut jamais restituée à son dernier propriétaire légitime décédé en 1947. Remise sur le marché, vendue une première fois à Londres entre 1966 et 1967, l’œuvre fut achetée 1995 par un couple de collectionneurs américains, les époux Toll, à l’occasion d'une vente aux enchères chez Christie's New York pour 800.000 dollars. En 2017, le couple prêta l’œuvre au Musée Marmottan dans le cadre de l’exposition « Pissarro, le premier des impressionnistes ». Informés du prêt, les ayants droit de Simon Bauer ont alors fait saisir l’œuvre à l’occasion de l’exposition et demandé sur le fondement de l’ordonnance du 21 avril 1945 qu’elle leur soit restituée.
Au terme de plusieurs décisions successives des juridictions judiciaires, des collectionneurs américains, les époux Toll, furent contraints de restituer sans indemnisation l’œuvre acquise par leurs soins et de bonne foi auprès de Christie’s New York, bien que la cour d’appel de Paris ait eu à cœur en 2018 de rappeler que le catalogue de l’auctioneer mentionnait que le tableau « avait appartenu à Simon Bauer et que l’on pouvait légitimement nourrir des craintes sur son sort pendant la période de la seconde guerre mondiale ». Contestant la constitutionnalité des dispositions mobilisées de l’ordonnance, les collectionneurs américains ont depuis lors tenté de les faire invalider par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité. Mais la Cour de cassation a fait échec à leur demande, le 11 septembre 2019, en retenant que « dans le cas où une spoliation est intervenue et où la nullité de la confiscation a été irrévocablement constatée et la restitution d’un bien confisqué ordonnée, les acquéreurs ultérieurs de ce bien, même de bonne foi, ne peuvent prétendre en être devenus légalement propriétaires ; qu’ils disposent de recours contre leur auteur, de sorte que les dispositions contestées, instaurées pour protéger le droit de propriété des propriétaires légitimes, ne portent pas atteinte au droit des sous-acquéreurs à une procédure juste et équitable ». Quant à la décision d’appel, celle-ci fut définitivement confortée le 1er juillet 2020. Les époux Toll n’obtinrent aucune indemnisation alors qu’ils réclamaient aux ayants droit de Simon Bauer une somme égale au prix payé en 1995.
Une demande d’indemnisation contre l’État français
Depuis lors, les ayants droit de Simon Bauer ont revendu le tableau en mars 2021 pour un montant de près de 3,4 millions d’euros. Les collectionneurs américains ont alors formulé une demande préalable d’indemnisation puis ont saisi le Tribunal administratif de Paris afin de tenter d’engager la responsabilité de l'État français sur le fondement au regard de l'ordonnance du 21 avril 1945 et ce, afin d'être indemnisés par l’État à hauteur de 3,4 millions d’euros, soit le montant obtenu par les héritiers de Simon Bauer. Déboutés en première instance, les époux Toll ont vu la décision critiquée confirmée par la Cour administrative d’appel de Paris le 14 février 2025.
Une remise en circulation de l’œuvre dans les années 50 sans incidence
Afin de les débouter, la Cour administrative d’appel rappelle les circonstances ayant permis la remis en circulation de l’œuvre. Ainsi, et au terme d’une ordonnance rendue le 8 novembre 1945 sur le fondement de l'ordonnance du 21 avril 1945, le président du Tribunal civil de la Seine avait constaté la nullité de la vente des biens de Simon Bauer et ordonné la restitution immédiate de l'ensemble des tableaux ayant été spoliés, sur le fondement de ces mêmes dispositions. Cette ordonnance a été confirmée en appel par un arrêt du 4 mai 1951 par la cour d'appel de Paris. Pour autant, l’œuvre ne fut pas dûment restituée, malgré une plainte déposée, le 1er juin 1965, avec constitution de partie civile du chef de recel par les héritiers de Simon Bauer, et la saisine du tableau entre les mains de son nouvel acquéreur, par le juge en charge de l'instruction, ce dernier ayant ordonné sa restitution au bénéfice du nouvel acquéreur. Ce dernier bénéficia même d’une licence d'exportation qui lui fut délivrée le 16 février 1966 par la Direction générale des douanes, à la suite d'un avis favorable de la Direction des musées de France.
Aussi critiquables soient-elles, ces dernières circonstances, postérieures au constat de nullité par le tribunal civil de la Seine, sont, selon la Cour sans lien avec l'application de l'ordonnance du 21 avril 1945 au titre de laquelle les requérants recherchent la responsabilité sans faute de l'État. Dès lors, les époux Toll ne parviennent pas à démontrer l'existence d'un lien de causalité direct entre le préjudice dont ils se prévalent et l'application de la loi, les juridictions judiciaires leur ayant opposé, en dernier lieu, la nullité de la vente du tableau en cause, prononcée le 8 novembre 1945. En effet, pour la Cour, sont sans incidence sur la démonstration d'un tel lien de causalité la bonne foi invoquée par les collectionneurs américains et la circonstance qu'ils seraient privés d'un droit au recours effectif en l'absence d'action contre leurs vendeurs en raison de la prescription alléguée tant en droit américain qu'en droit britannique. Ce n’était donc pas à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.
Un article écrit par Me Alexis Fournol,
Avocat à la Cour et Associé du Cabinet.
Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l'art et du marché de l'art, le Cabinet assiste régulièrement les professionnels (commissaires-priseurs, marchands, galeristes) et particuliers confrontés à des problématiques attachées à la revendication - amiable ou non - de biens dont la traçabilité peut se révéler délicate à prouver. À titre d’illustration, le Cabinet a ainsi pu intervenir au soutien des intérêts de possesseurs confrontés à une revendication d’une œuvre considérée comme spoliée durant la Seconde Guerre mondiale alors que l’œuvre allait être proposée au feu des enchères au sein d’une maison de ventes de premier plan.