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Actualités sur le droit de l’art et de l’édition

De nouvelles aventures sous condition pour Gaston Lagaffe

Les éditions Dupuis ont été autorisées, à la suite d’une très récente décision arbitrale, à faire paraître un nouvel album des aventures de Gaston Lagaffe, dessiné par Delaf. Mais cette autorisation reste soumise au respect du droit moral de l’ayant droit de Franquin qui pourra faire valoir ses « observations éthiques ou artistiques ».

Annoncée en mars 2022 lors du festival d’Angoulême, la résurrection de Gaston Lagaffe mit en émoi le monde de la bande dessinée, des gaffophiles et surtout Isabelle Franquin, fille de l’auteur et seule ayant droit sur l’œuvre. Face à de telles réactions, l’éditeur s’est retranché derrière un contrat signé en 1992 par André Franquin, au terme duquel l’auteur aurait cédé les droits d’édition sur son œuvre, ainsi que ceux sur ses personnages, tout en permettant une possible suite aux aventures de l’anti-héros inadapté au monde du travail moderne. L’héritière de l’auteur opposait quant à elle la volonté de son père d’interdire toute reprise de son personnage, volonté exprimée dès 1979 et rappelée publiquement un an avant son décès en 1996. Le conflit ouvertement porté à la connaissance du public mettait ainsi en balance deux prérogatives essentielles du droit d’auteur : le droit d’adaptation, rattaché aux droits patrimoniaux, et le droit au respect de l’œuvre, rattaché au droit moral. Le premier permet à l’auteur de céder à un tiers le droit d’adapter l’œuvre notamment sous un autre format et porte en lui-même l’idée d’une modification plus ou moins importante de l’œuvre concernée. Le second permet à l’auteur ou à ses ayants droit de s’opposer à toute modification qui porterait une atteinte à l’œuvre.

Une suspension provisoire de la publication du nouvel album
À défaut d’être parvenus à un accord amiable, une action en justice fut introduite par l’ayant droit d’André Franquin devant le Tribunal de première instance de Bruxelles, le 28 mars 2022, afin d’obtenir la suspension urgente et provisoire de toute diffusion, prépublication ou promotion de l’album confié au dessinateur québécois Delaf, dont des extraits avaient été présentés lors de l’annonce réalisée au festival d’Angoulême, ainsi qu’une première planche mise en couleur. L’urgence était ici caractérisée, dès lors qu’une prépublication devait avoir lieu avant que l’intégralité des planches ne soit publiée sous forme d’album, sous le titre « Le retour de Lagaffe », à la fin du mois d’octobre 2022. C’est pourquoi, le 25 mai 2022, la suspension de la prépublication et de l’album fut prononcée en justice, le Tribunal condamnant par ailleurs les éditions Dupuis à une indemnité de procédure majorée. Mais à l’instar d’une procédure en référé devant une juridiction française, cette décision ne tranchait pas sur le fond la question de la possible suite aux aventures de Gaston Lagaffe au regard des stipulations contractuelles négociées et acceptées de son vivant par André Franquin avec son éditeur d’alors, les Éditions Marsu, dont l’intégration au sein des éditions Dupuis intervint en 2016.

Une décision au fond rendue par un arbitre
Or, le contrat signé en 1992 comportait visiblement une clause compromissoire, faisant échapper toute contestation entre les parties à l’attention d’une juridiction belge. Seul un arbitre, conjointement désigné, pouvait ainsi se saisir du litige et le trancher par le biais d’une sentence arbitrale. Plusieurs interrogations étaient alors portées à la sagacité de l’arbitre. Les sociétés Dupuis et Dargaud-Lombard avaient-elles le droit de faire revivre le personnage de Gaston Lagaffe sous le crayon d’un autre dessinateur ? Et dans l’affirmative, ces éditeurs étaient-ils libres d’imposer n’importe quel dessinateur ou scénariste de leur choix ? Les procédures contractuelles d’information de l’ayant droit ayant trait à tous les projets en cours et de validation des projets ont-elles été respectées ? L’ayant droit de Franquin a-t-elle exercé de manière abusive le droit moral dont elle est investie ?

Une suite nécessairement conditionnée
Selon les déclarations réciproques des avocats des parties prenantes publiées par la presse à la fin du mois de mai 2023, la sentence aurait enfin été rendue et celle-ci aurait « dit pour droit que l’édition, la publication, et la commercialisation de l’album Le Retour de Lagaffe est licite ». Si les éditions Dupuis semblent autorisées à procéder à la publication de ce nouvel album, cette autorisation s’avère néanmoins contrainte.
En effet, et selon les avocats d’Isabelle Franquin, « se fondant sur le contrat conclu en 1992 par la SA Franquin qui autorise « toute nouvelle utilisation » de Gaston et son environnement, l’arbitre décide que Dupuis et Dargaud-Lombard sont autorisées à faire de nouveaux albums de Gaston. Il estime qu’André Franquin n’a pas été univoque dans ses déclarations quant au fait que Gaston ne puisse lui survivre sous le crayon d’un autre dessinateur après sa mort, de sorte que l’écrit (le contrat de 1992) doit prévaloir ». Le principe de la continuité des aventures du anti-héros mettant en péril l’activité du Journal de Spirou est acté, en raison des stipulations du contrat de 1992. Pour autant, ce principe est assorti de garde-fous au bénéfice l’ayant droit. Celle-ci bénéficie du droit d’émettre des objections sur le choix de tout auteur participant à la reprise de l’œuvre pour des « motifs éthiques ou artistiques », soit ici la mise en œuvre du droit moral. En effet, l’article XI.165 du Code de droit économique belge précise que l’auteur dispose du droit au respect de son œuvre lui permettant de s’opposer à toute modification de celle-ci.  Nonobstant toute renonciation, il conserve le droit de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre ou à toute autre atteinte à la même œuvre, préjudiciables à son honneur ou à sa réputation.
Au-delà de la possible opposition de l’héritière d’André Franquin sur les repreneurs des aventures de Gaston Lagaffe et le contenu des ouvrages à venir, la sentence arbitrale aurait également souligné l’absence de respect par les éditeurs concernés d’une convention de 2016 ayant mis en place un processus d’approbation imposant qu’Isabelle Franquin soit informée tous les six mois des projets en cours. Or, cette reprise des aventures de Gaston par Delaf, pourtant à l’œuvre depuis des années, ne lui avait jamais été indiquée. C’est pourquoi, la demande en dédommagement formulée par les éditeurs à l’encontre de l’ayant droit, en raison du report de la pré-publication et de la sortie de l’album, n’a pu aboutir dès lors qu’une telle situation résultait de leurs propres manquements contractuels.  

Une solution logique tant au regard du droit belge que du droit français
À l’instar du droit belge, le Code de la propriété intellectuelle français emporte, en son article L. 121-1, un principe fondamental selon lequel le droit moral s’avère inaliénable. Ce droit, dont le droit au respect ne constitue qu’une des prérogatives, n’est transmissible qu’à cause de mort et toute convention contraire ou toute convention qui permettrait une renonciation par avance s’avère nécessairement nulle et sans effet, conformément à une jurisprudence constante de la Cour de cassation[1]. Ainsi, même si un auteur a accordé contractuellement à son éditeur la possibilité d’envisager une adaptation de son œuvre, en en confiant la réalisation à un tiers, ce simple accord de principe ne saurait être confondu avec une impossible renonciation a priori à toute opposition. Les dispositions contractuelles ne sauraient en elle-même paralyser l’exercice du droit moral.

Le délicat exercice du contrôle au titre du droit au respect
Mais l’exercice du droit moral s’avère lui-même limité par la possibilité de faire reconnaître un abus de droit dans sa mise en œuvre. En effet, l’auteur ou ses ayants droit doivent nécessairement expliquer les raisons pour lesquelles une atteinte au droit moral pourrait être caractérisée, l’opposition au titre du droit moral n’étant pas ici en elle-même pleinement discrétionnaire, tant en France qu’en Belgique. En effet, la mise en mouvement du droit moral « n’est pas discrétionnaire et le juge a le pouvoir de vérifier s’il n’est pas abusivement exercé par son titulaire », ainsi qu’avait pu le retenir la Cour d’appel de Liège[2], au terme d’une décision du 13 janvier 2003 concernant les héritiers et ayants droit de Georges Simenon. La Cour avait alors jugé qu’il faudrait que les héritiers « usent de leur droit sans intérêt légitime, le détournent de sa fonction sociale, l’exercent de la façon la plus dommageable ou dans une intention de nuire ». En d’autres termes, Isabelle Franquin sera ici investie de la délicate tâche d’argumenter sur le non-respect de l’intégrité et de l’esprit de l’œuvre dans toute adaptation souhaitée par les éditions Dupuis. Les « motifs éthiques ou artistiques » qui pourraient être opposés par ses soins devront ainsi être explicités, sous peine d’être ensuite contestés par les éditions Dupuis.
Cette situation est à rapprocher de la décision de la Cour de cassation du 30 janvier 2007, dans l’affaire dite de la suite des Misérables de Victor Hugo[3], bien que dans cette espèce le monopole des droits d’exploitation ait été éteint depuis fort longtemps. Si Victor Hugo s’était opposé de son vivant à toute suite qui pourrait être donnée à son œuvre, une telle opposition de principe ne saurait en tant que telle permettre à ses héritiers de s’opposer à la création d’une œuvre dérivée par un tiers. En effet, la Haute juridiction avait reproché à la cour d’appel de ne pas « avoir examiné les œuvres litigieuses ni constaté que celles-ci auraient altéré l’œuvre de Victor Hugo ou qu’une confusion serait née sur leur paternité ». L’absence d’un tel examen n’avait pas permis de pouvoir caractériser une éventuelle atteinte au droit moral. Il est alors nécessaire de procéder à la démonstration de la conception de l’œuvre concernée selon l’esprit qui animait son auteur avant d’envisager l’éventuelle incompatibilité de l’adaptation effectivement réalisée avec cette conception.

Un article écrit par Me Alexis Fournol, Avocat à la Cour et Associé du Cabinet.   

Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l’art et au droit du marché de l’art, ainsi qu’au droit de l’édition, le Cabinet accompagne régulièrement des auteurs de bandes dessinées, ainsi que leurs ayants droit et héritiers, aussi bien en France qu’en Belgique. Notre Cabinet a su développer une expertise particulièrement reconnue dans ce domaine notamment pour les successions de certains auteurs de bandes dessinées français ou belges et est notamment intervenu dans la toute première dation réalisée au profit de l’État français de planches et d’illustrations d’un auteur français de bande dessinée. De la même manière, le Cabinet défend les droits des auteurs, notamment des illustrateurs, des auteurs de bande dessinée, des écrivains et des auteurs jeunesse, tant au stade de la négociation et de la conclusion des contrats d’édition qu’à celui de la préservation de leurs droits en justice.

[1] V. par ex. Cass. civ. 1re, 28 janv. 2003, no 00-20.014.
[2] CA Liège, ch. 10e, 13 janv. 2003, A&M, 2003/3, p. 213.
[3] Cass. civ. 1re, 30 janv. 2007, no 04-15.543.