L’équité, guide de certaines restitutions
Le projet de loi présenté en conseil des ministres le 3 novembre 2021 envisage pour la première fois une restitution d’œuvres des collections publiques aux ayants droit d’œuvres spoliées ou acquises dans des conditions troubles pendant l’Occupation.
Premier projet de loi depuis l’après-guerre visant à permettre la restitution d’œuvres des collections publiques spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale ou bien acquises dans des conditions troubles pendant l’Occupation, le texte qui est désormais soumis à la représentation nationale est un signe très fort du Gouvernement. En permettant de déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques, quatorze œuvres aujourd’hui exposées au sein de musées nationaux ou territoriaux devraient être rendues prochainement aux ayants-droit des collectionneurs dépossédés. Ce résultat s’appuie avant tout sur travail mené conjointement par les familles concernées, le ministère de la culture, la CIVS (Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation), les musées nationaux, des chercheurs autrichiens et la ville de Sannois, dont les conclusions ont pu être retranscrites dans un projet de loi porté par le Gouvernement.
Trois voies existent aujourd’hui dans le cadre juridique français afin de pouvoir procéder à la restitution d’œuvres d’art ou d’objets de collection spoliés et entrés dans les collections publiques. La première, et sans doute la plus médiatisée ces dernières années, est celle de la voie judiciaire. Les ayants-droit se fondent alors sur les dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945 afin de voir constatée la nullité de l’acte initial, notamment lorsque celui-ci consista en une vente forcée, à l’instar de ce qui fut jugé par la cour d’appel de Paris le 30 septembre 2020 au bénéfice des héritiers de René Gimpel. La deuxième concerne les biens dits « MNR », qui n’ont pas intégré les collections publiques, et dont la restitution peut être prononcée par le juge administratif ou encore ordonnée par le juge judiciaire. Ce fut là la voie empruntée par les héritiers de Federico Gentili de Giuseppe, qui firent invalider par la cour d’appel de Paris, le 2 juin 1999, la vente aux enchères de 1941 de cinq tableaux au bénéfice d’Herman Göring, tableaux ensuite remis au Musée du Louvre à la fin de la guerre. Enfin, la troisième et dernière voie consiste dans le déclassement opéré par la loi. Le recours à une loi d’exception est encore nécessaire, car le seul déclassement administratif ne permet pas à un bien entré dans les collections nationales de sortir du domaine public. C’est cette voie qu’envisage aujourd’hui le Gouvernement, sous réserve d’une validation par le parlement.
Mais pour qu’une telle loi d’exception puisse être mise en œuvre, il s’avère néanmoins nécessaire de vérifier les circonstances dans lesquelles la dépossession initiale a été réalisée et de s’attacher à établir la traçabilité de l’œuvre. En effet, si celle-ci résulte d’une spoliation, au sens qu’attachent à ce terme tant la Déclaration Londres que l’ordonnance de 1945, la restitution s’impose au nom de l’intérêt général. En revanche, si celle-ci résulte d’un autre motif, seul l’intérêt général peut permettre une telle restitution si un tel intérêt s’avère supérieur aux atteintes portées à l’intégrité et à la continuité du domaine public mobilier de l’État. En d’autres termes, l’équité devrait primer. C’est au nom d’un tel intérêt général ou d’une telle équité que les restitutions à des pays tiers s’opèrent aujourd’hui. Un nécessaire contrôle doit alors être mené, notamment par le Conseil d’État. Et ce dernier, dans son avis consultatif du 3 novembre, soumet chaque œuvre concernée à pareille grille d’analyse, en s’appuyant sur le travail préalablement mené et repris au sein de l’étude d’impact du projet de loi.
Ainsi, le tableau de Gustav Klimt, Rosiers sous les arbres, a bien été soustrait à sa propriétaire d’alors, Madame Éléonore Stiasny, dans des conditions relevant de la définition de la spoliation. Il en est de même pour Carrefour à Sannois de Maurice Utrillo, acquis auprès de Sotheby’s Londres par la commune de Sannois et ayant appartenu à Monsieur Georges Bernheim. En revanche, les douze œuvres ayant appartenu à Armand Dorville ne relèvent pas d’une telle définition. La CIVS, dans son avis du 17 mai 2021, avait pu retenir que les ventes des œuvres du collectionneur, dont celles entrées dans les collections publiques, « ont été organisées et réalisées sans contrainte ni violence » et que la nomination de l’administrateur provisoire lors de la vente de Nice « a eu comme conséquence immédiate l’appréhension de leurs produits, rendus ainsi indisponibles pour les légataires », avec des « conséquences exceptionnellement aggravées par la déportation et l’extermination de trois légataires d’Armand Dorville et de deux enfants ». Seule l’équité justifie, selon cette instance, que soient restituées les douze œuvres acquises par les Musées nationaux en 1942, bien que la CIVS se soit déclarée incompétente pour prononcer la nullité des diverses ventes s’étant tenues. Et le Conseil d’État relève opportunément que les ayants-droit ont, le 16 juillet 2021, soit postérieurement à l’avis de la CIVS et à l’annonce de la décision de l’État de remettre les œuvres, assigné celui-ci et plusieurs musées publics devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins de constater la nullité des ventes de la collection Dorville en juin 1942. Tout en prenant acte de la décision du Gouvernement de procéder à de telles restitutions, pour des raisons d’équité – ou moins pudiquement pour des considérations politiques -, le Conseil d’État met en garde le Gouvernement sur les conséquences d’un tel choix, qui pourrait engendrer une multiplication des contentieux pour emporter, au nom de l’équité, des restitutions répondant à un intérêt général et non à un impératif juridique, consacré par le législateur ou reconnu par la justice.
Quant à la nécessaire vérification de la traçabilité des œuvres revendiquées en vue de leur restitution, le cas du Rosiers sous les arbres constitue une parfaite illustration de la difficulté de retracer le parcours de certaines œuvres. Les héritiers de Madame Éléonore Stiasny avaient ainsi obtenu, en novembre 2001, une restitution par l’Autriche d’un autre tableau, intitulé Pommiers II, en lieu et place de celui conservé jusqu’à présent dans les collections du Musée d’Orsay. Or, une fois la restitution opérée à leur profit, les héritiers ont procédé à la vente de l’œuvre, celle-ci étant dorénavant en mains privées. Et ce, bien qu’une telle œuvre soit susceptible d’être elle-même l’ancienne propriété d’une autre personne spoliée lors de la Seconde Guerre mondiale. Réagissant à l’annonce par le Gouvernement français de la restitution à venir du Rosiers sous les arbres, l’Autriche avait alors rappelé que les héritiers avaient émis une déclaration de responsabilité au terme de laquelle ils s’engageaient notamment à restituer le tableau s’il s’avérait qu’il n’était pas identique au tableau ayant appartenu à leur ancêtre. Cette problématique de la traçabilité et de l’identification des œuvres en cause avait conduit le Tribunal judiciaire de Paris à rejeter les demandes des héritiers de René Gimpel, avant que celles-ci ne soient accueillies en cause d’appel, en raison notamment des « incertitudes persistantes » quant à l’identification des tableaux et de l’impératif de sécurité juridique.
Enfin, une opposition se fait jour entre l’avis du Conseil d’État et la position de l’administration, relayée au sein de l’étude d’impact de très grande qualité remise avec le projet de loi. Si l’administration considère que l’édification d’une loi de principe, permettant la mise en place d’une procédure administrative de sortie des collections publiques dans le contexte particulier des mesures prises en réparation des spoliations, est fort délicate, il n’en est pas de même pour le Conseil d’État. Bien au contraire, ce dernier recommande l’élaboration d’une telle loi afin d’éviter la multiplication des lois spéciales et de permettre l’accélération des restitutions. Une telle opposition est, elle aussi, à l’œuvre en ce qui a trait aux restitutions à des pays tiers, en raison essentiellement de la mise à l’écart du contrôle de la représentation nationale, soumise au joug du bon vouloir politique.
Cet article est paru dans l’édition française de The Art Newspaper de décembre 2021.
Un article écrit par Me Alexis Fournol, Avocat à la Cour et Associé du Cabinet.
Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l’art et au droit du marché de l’art, le Cabinet accompagne des ayants droit d’œuvres spoliées ou des professionnels (marchands, experts, commissaires-priseurs) confrontés à une action en revendication de la part d’ayants droit d’œuvres spoliées. Le Cabinet privilégie à cet égard bien souvent une approche extra-judiciaire afin d’éviter tout contentieux et tout risque réputationnel.