Narcos Mexico, une atteinte au droit moral pour la Ballade pour Adeline
Article publié le 30 août 2023
Paul de Senneville, compositeur français connu mondialement pour son morceau Ballade pour Adeline, avait confié à une société de droit français l’exploitation de sa composition laquelle avait conclu un contrat de sous-édition avec une société de droit américain. Cette dernière avait cédé ces droits et notamment le droit d’adaptation au sein d’une œuvre cinématographique, aux sociétés de production américaines de la série Narcos Mexico qui l’avaient utilisée à l’occasion d’une scène particulièrement violente de l’épisode 10 de la saison 2 de la série.
Estimant que cette utilisation au sein d’une scène de meurtre portait atteinte au droit au respect de son œuvre et de son nom, l’auteur avait assigné les trois sociétés de droit américain en réparation de ses préjudices qu’il estimait au total à plus de deux millions d’euros. Par une décision du 9 juin 2023, le Tribunal judiciaire de Paris rejette les demandes indemnitaires du compositeur fondées sur l’atteinte au droit au respect de l’esprit de son œuvre et de son intégrité matérielle mais relève l’atteinte au respect de son nom et lui alloue la somme de 1.000 euros, à titre d’indemnisation.
L’absence d’atteinte au droit au respect de l’œuvre
L’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle confère à l’auteur d’une œuvre de l’esprit puis à ses ayants droit un droit au respect de son œuvre composante du droit moral. Cette prérogative perpétuelle et imprescriptible protège l’œuvre tant dans sa dimension matérielle, interdisant notamment qu’elle soit présentée de manière tronquée, que spirituelle, empêchant une utilisation dénaturant le sens que l’auteur a voulu lui conférer. En l’espèce, le compositeur présentait sa composition Ballade pour Adeline, nommée d’après sa fille, comme imprégnée de romantisme, de tendresse et de pureté. L’association de cette création avec une scène de meurtre d’une grande violence au moyen d’une batte de baseball et dans le cadre d’une série sur le trafic de drogue interdite au moins de 16 ans selon lui constituait selon le compositeur une atteinte au respect spirituelle de son œuvre. Le caractère violent de la scène n’était pas débattu dans le cadre spécifique du litige, le tribunal notant à cet égard que « cette scène, tant par son sujet que par sa mise en scène, est particulièrement violente, et il en ressort qu’elle vise à provoquer un choc ».
Pour autant, si le tribunal rappelle que l’usage d’une œuvre « pour illustrer la représentation de la violence n’est en soi illicite que si l’esprit de l’œuvre y est incompatible », il relève que les défendeurs rapportaient des usages de cette œuvre au sein d’autres films loin de l’esprit défendu par le compositeur, à l’instar d’une scène de suicide d’une femme en présence de son enfant, ou samplée par une chanson aux « paroles obscènes, violentes et misogynes » écoutée plus de quinze millions de fois sur plateforme Spotify. Ainsi, l’usage accepté du moins tacitement par l’auteur de cette œuvre au sein d’autres créations n’était pas strictement limitée à l’esprit qu’il invoquait d’amour ou de tendresse. Dès lors, après s’être livrée à une appréciation presque subjective de l’atteinte[1], le Tribunal estime que « l’accompagnement de la scène de meurtre litigieuse par Ballade pour Adeline ne porte pas atteinte à l’esprit de cette œuvre et ne porte pas le droit au respect de l’œuvre de ce fait ». Pareille raisonnement avait déjà été développé réalisé par la Cour d’appel à l’occasion d’une synchronisation de la chanson Partenaire particulier au sein d’un film, les auteurs ayant déjà « consenti à une dévalorisation de leur œuvre » au sein d’une publicité[2]. La jurisprudence fait en effet preuve d’une plus grande souplesse dans la caractérisation de l’atteinte en matière de droit d’auteur
Le compositeur soutenait également que l’utilisation de son œuvre au sein de l’épisode portait atteinte à l’intégrité de son œuvre puisqu’elle avait été amputée de presque une minute sur les deux minutes trente-huit. Se référant aux stipulations du contrat d’édition conclu par le compositeur, les juges excipent du contrat liant l’auteur à l’éditeur que l’auteur avait autorisé la reproduction partielle de son œuvre et que cette autorisation ne constituait pas une cession de son droit moral, cession interdite par la loi. Le bénéfice de cette stipulation entre l’auteur et son éditeur était invocable par des tiers, autorisant ainsi l’adaptation et l’utilisation partielle de l’œuvre dans la série Narcos.
Le droit au respect du nom n’est pas un droit de la personnalité
En revanche, l’absence de mention du titre de la composition et du nom de l’auteur au sein du générique de l’épisode est constitutive d’une atteinte au droit au respect du nom, autre prérogative du droit moral prévue à l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle. Cette atteinte au droit moral étant caractérisée, il convenait ensuite au tribunal de déterminer l’étendue des préjudices subis sur ce fondement par le compositeur.
La première difficulté portait sur le périmètre géographique des atteintes et corrélativement, du préjudice réparé. L’auteur affirmait que le juge français était compétent pour connaître de toutes les atteintes résultant de la diffusion de l’épisode, y compris celles commises à l’étranger. Opportunément, celui-ci soutenait que le droit moral était un droit de la personnalité permettant, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, la réparation au lieu du domicile du demandeur de l’ensemble du préjudice subi dans le monde entier. Lorsque l’atteinte n’est pas attachée à un droit de la personnalité, le lieu du dommage est celui où il se manifeste concrètement, limitant ainsi l’appréciation du préjudice aux actes réalisés sur le seul territoire national. Refusant de qualifier le droit moral d’un droit de la personnalité, les magistrats cantonnent leur compétence aux actes de diffusion sur le territoire français de l’épisode litigieux et se refusent alors à adopter une position universaliste.
L’auteur alléguait ensuite d’un préjudice moral résultant de l’absence de mention de son nom et d’un préjudice à réparer en raison de la perte d’exploitation que représentait cette absence, les spectateurs ne pouvant identifier l’œuvre et donc l’écouter indépendamment de la série. Le tribunal estime que seul le préjudice moral de l’atteinte au droit moral doit être réparé à hauteur de 1.000 en raison du « simple désagrément de découvrir qu’une de ses prérogatives n’a pas été respectée par un tiers ». En effet, l’argument de l’auteur selon lequel l’absence de mention aurait entraîné un préjudice matériel résultant de l’impossibilité pour les spectateurs de pouvoir identifier son œuvre et de l’exploiter n’a pas convaincu la juridiction. Selon ses magistrats son absence au générique n’a pas eu de conséquence pour l’exploitation de ses droits en raison tant de sa forte notoriété et de celle de son œuvre que de la facilité avec laquelle les internautes ont pu identifier l’œuvre.
Curieux raisonnement qui autoriserait à soutenir que l’utilisation d’applications comme Shazam permettant d’identifier instantanément le titre et corrélativement les auteurs d’une musique justifie leur absence de crédits au sein d’un générique…
Un article écrit par Me Simon Rolin
Avocat Collaborateur
Dans le cadre de ses activités de conseil et de contentieux, tant dans le domaine du droit de l’art, du marché de l’art, que du droit de la propriété intellectuelle, le Cabinet Alexis Fournol accompagne régulièrement des artistes et des auteurs dans la défense de leur droits en raison d’une reprise non autorisée de leurs oeuvres, reprise susceptible de constituer un cas de contrefaçon. Avocats en droit de l’art, nous intervenons également en matière de droit des contrats, droit d’auteur, droit de l’audiovisuel, aussi bien à Paris que sur l’ensemble du territoire français et en Belgique (Bruxelles).
[1] TJ Paris, 3e ch., 2e sect., 9 juin 2023, §29 et 30 : « Au contraire, il peut être observé que le contraste entre la victime et l'auteur, déjà décrit, et la brutalité même de la narration invitent le spectateur à « réfléchir » comme le souligne la société Regent, en ne lui cachant rien de la réalité de ce que cette vengeance implique. On ne peut dès lors affirmer que l'œuvre aurait été associée à une « apologie » du crime, de la drogue ou de la violence. La musique est en outre utilisée dans la scène litigieuse comme un accompagnement, détaché du sujet de la scène : elle débute comme la musique d'ambiance du centre commercial, ce qui est un usage tout à fait attendu de ce type de musique, et se poursuit, certes plus fort, mais sans rupture, alors que la scène, elle, bascule dans l'horreur. Ce décalage atténue alors encore l'impact de la scène sur la perception de l'œuvre et l'association qui en résulte entre celle-ci et le sujet. »
[2] CA Paris, pôle 5, ch. 2, 11 mars 2022, RG no 20/09922