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La reconnaissance conditionnée de l’indemnisation du détenteur de bonne foi d’un bien revendiqué par l’État

Le Conseil d’État, par une décision rendue le 22 juillet 2022, trace les contours de l’indemnisation de la perte de jouissance d’un détenteur dépossédé d’un bien mobilier appartenant au domaine public et ayant fait l’objet d’une revendication[1].

Un manuscrit du XVe siècle comportant le texte « Commentaria in evangelium sancti Lucae » attribué à Thomas d’Aquin avait été acquis aux enchères publiques en 1901 par les aïeuls de Monsieur V. Le manuscrit était détenu depuis lors par sa famille, qui l’avait remis en dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire entre 1991 et 2016. Désireux de le vendre, Monsieur V. avait mandaté une maison de ventes aux enchères publiques, qui sollicita corrélativement l’octroi d’un certificat d’exportation afin que le bien puisse trouver preneur sur le marché international. Mais un tel certificat fut refusé par le Ministre de la culture, ce dernier invoquant tout à la fois l’appartenance du manuscrit au domaine public et sa restitution. Le fondement d’une telle revendication se fondait sur le décret de l’Assemblée constituante du 2 novembre 1789, ayant placé l’ensemble des biens ecclésiastiques à la disposition de la Nation. A cette date, le manuscrit, qui faisait partie des collections de la bibliothèque de la Chartreuse de Bourbon-lès-Gaillon, avait ainsi intégré le domaine public selon l’administration.
Monsieur V. s’estimant privé de sa propriété saisit alors le tribunal administratif de Paris d’une demande d’indemnisation à hauteur de 300.000 euros couvrant tant son préjudice financier que moral. Le tribunal administratif rejeta sa demande. Tout en reconnaissant son intérêt patrimonial à jouir du manuscrit, le tribunal estima que l’absence d’indemnisation constitue une mesure non-disproportionnée en raison de la règle de l’inaliénabilité des biens relevant u domaine public. La décision fut néanmoins annulée par la cour administrative d’appel de Paris qui considéra que la privation du bien constituait une « charge spéciale et excessive » de nature à permettre à son détenteur de prétendre à une indemnisation à hauteur de 25.000 euros[2]. Un pourvoi fut formé contre cet arrêt par le Ministre de la culture, offrant l’occasion au le Conseil d’État de confirmer le raisonnement des juges d’appel.
Le Conseil d’État rappelle que les biens relevant du domaine public sont inaliénables et imprescriptibles. Puis, se fondant sur l’article 1 du premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel fonde le principe et les dérogations du droit au respect de ses biens, il énonce que : « le détenteur de bonne foi d'un bien appartenant au domaine public dont la restitution est ordonnée peut prétendre à la réparation du préjudice lié à la perte d'un intérêt patrimonial à jouir de ce bien, lorsqu'il résulte de l'ensemble des circonstances dans lesquelles cette restitution a été ordonnée que cette personne supporterait, de ce fait, une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi. Alors même que le détenteur de bonne foi tenu à l'obligation de restitution ne justifierait pas d'une telle charge spéciale et exorbitante, il peut prétendre, le cas échéant, à l'indemnisation des dépenses nécessaires à la conservation du bien qu'il a pu être conduit à exposer ainsi que, en cas de faute de l'administration, à l'indemnisation de tout préjudice directement causé par cette faute. ». Cette formulation permet de dessiner les contours de l’indemnisation du détenteur dépossédé d’un bien revendiqué par l’État.

Un détenteur de bonne foi
Afin de pouvoir prétendre à une quelconque indemnisation, le détenteur doit être de bonne foi. Dans le cadre de la décision du 22 juillet dernier, le Conseil d’État n’a pas apporté de nouvelle définition à cette notion. C’est pourquoi, il convient de la rattacher aux règles régissant l’acquisition de la propriété en matière civile. A cet égard, la jurisprudence considère que la bonne foi « s’entend de la croyance pleine et entière du possesseur, au moment de l’acquisition, en la propriété de celui qui lui transmet le bien »[3]. Le cas d’espèce ne posait aucune difficulté, en ce que l’aïeul du détenteur avait acquis le manuscrit à l’occasion d’une vente aux enchères publiques, ne pouvant légitimement se douter que le lot appartenait au domaine public. 

Une charge spéciale et exorbitante
Le détenteur de bonne foi doit ensuite justifier d’un intérêt patrimonial à jouir du bien et du fait qu’il doit supporter, en raison de la restitution à l’État, une charge spéciale et exorbitante hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi, à savoir la protection d’un bien appartenant au domaine public.  
Le Conseil d’État apporte ici une clarification terminologique, en ce qu’il estime qu’il n’y a pas lieu de distinguer la charge « exorbitante » de la charge « excessive », dès lors que ces termes sont équivalents pour la mise en œuvre du régime d’indemnisation.
L’intérêt patrimonial de Monsieur V. à jouir du manuscrit avait été reconnu par le tribunal administratif, approuvé par la cour d’appel et le Conseil d’État, l’atteinte étant caractérisée par la privation du bien. Le Conseil d’État confirme le raisonnement des juges d’appel prenant en considération tant la durée que les conditions de détention mais également le comportement de l’État, car le manuscrit avait été remis en dépôt aux archives départementales pendant plus de quinze ans et que l’État avait alors bénéficié d’un délai particulièrement important pour procéder à la revendication. Une telle appréhension de la charge n’est pas sans rappeler la nécessité pour l’État d’agir en temps utile, obligation confirmée par jurisprudence européenne[4].

A défaut d’une telle charge, l’indemnisation est également possible
Le Conseil d’État considère que quand bien même une charge spéciale et exorbitante ne serait pas caractérisée, le détenteur de bonne foi peut prétendre à deux autres indemnisations. D’une part, les dépenses nécessaires à la conservation du bien qu’il aurait pu être conduit à exposer et, d’autre part, en cas de faute de l’administration, à l’indemnisation des préjudices résultant de celle-ci. Ces cas d’indemnisation ne sont aucunement nouveaux et ont déjà fait l’objet de rappels de la part de l’administration, à l’instar du Vademecum sur les archives publiques.

La fixation du montant de l’indemnité à un montant inférieur à la valeur vénale du bien
Le détenteur ne peut prétendre à une indemnisation égale à la valeur vénale du bien. En effet, dès lors que le bien est réputé n’avoir jamais cessé d’appartenir à l’État, le détenteur évincé ne peut arguer d’une privation de propriété mais seulement de jouissance. En conséquence, les juges d’appel, confirmés par le Conseil d’État, avaient pu parfaitement établir le préjudice financier et moral de Monsieur V, au regard de la durée de détention et de l’absence de revendication antérieure de l’État, à 25.000 euros.  

Une incertitude maintenue tenant à la catégorie de l’atteinte au bien
L’article 1 précité prévoit trois catégories d’atteintes au droit au respect des biens : une atteinte au principe général du respect de la propriété, une atteinte résultant de la réglementation de l’usage des biens et la privation de propriété. Tout en rejetant la privation de propriété, en ce que le bien n’a jamais cessé d’appartenir au domaine public, le Conseil d’État n’apporte pas de précision sur la catégorie exacte de l’atteinte ainsi constituée.
Cette affaire n’est pas sans évoquer la décision relative au pleurant no 17, qui, rendue dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, ne s’était pas prononcée sur l’indemnisation du détenteur, mais ne l’avait pas expressément exclue[5]. Ladite affaire a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme qui sera notamment chargée de répondre à cette question « La décision d’ordonner la remise de la statue « Le pleurant no 17 » aux services de l’État, sans indemnisation, constitue-t-elle une atteinte au droit des requérantes au respect de leur bien, au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 ? ». L’analyse qui sera celle de la Cour européenne des droits de l’homme apportera nécessairement des éléments nouveaux d’appréhension des rapports entre les détenteurs évincés et l’État à l’occasion de la revendication contestée d’un bien relevant du domaine public mobilier. Et ce, d’autant que si la conformité à l’article 1 du premier protocole additionnel de l’action en revendication sans indemnisation a d’ores et déjà été validée par la Cour de cassation, il n’en est pas de même de la part de la Cour européenne elle-même.

Un article écrit par Adélie Michel
Stagiaire EFB au sein du Cabinet entre juillet et octobre 2022.

Dans le cadre de son activité dédiée au droit du marché de l'art, le Cabinet assiste régulièrement des détenteurs d'archives et des intermédiaires face aux procédures de revendication ou dans la détermination de la qualité d'archives publiques ou privées. Avocats en droit de l’art et en droit du marché de l’art, nous intervenons également en matière de droit des contrats, de droit de la responsabilité, de droit de la vente aux enchères publiques pour l’ensemble de nos clients, aussi bien à Paris que sur l’ensemble du territoire français et en Belgique (Bruxelles).

[1] CE, ch. 10e et 9e, 22 juill. 2022, no 458590.

[2] CAA Paris, 21 sept. 2021, no 20PA02713.

[3] CA Paris, ch. 1ère, sect. A, 24 mars 1999, no 1998/11048.

[4] CEDH 5 janv. 2000, no 33202/96.

[5] CE, ch. 10e - 9e réunies, 21 juin 2018, no 408822.