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L’héritage d’Henry Darger en procès

Un tribunal fédéral de l’Illinois a été saisi à la fin du mois de juillet 2022 par de potentiels héritiers de ce chantre de l’art brut célébré mondialement. Parmi les accusations portées à l’encontre de la Nathan et Kiyoko Lerner Foundation et de Kiyoko Lerner par ces héritiers putatifs sont visés des actes de contrefaçon et des ventes ou donations non autorisées de très nombreuses œuvres au détriment de l’Estate. Ce procès pourrait avoir de multiples répercussions en France.

Près de cinquante ans après le décès d’Henry Darger, une assignation en date du 27 juillet 2022[1] a été délivrée à l’encontre de la Nathan et Kiyoko Lerner Foundation et de Kiyoko Lerner devant un Tribunal fédéral de l’Illinois par l’Estate of Henry Joseph Darger, nouvelle structure représentant les intérêts d’une cinquantaine de potentiels parents éloignés de l’artiste. Ces héritiers avaient initié en janvier 2022 une première action judiciaire devant un tribunal des successions de l’Illinois afin de se voir investis de la qualité d’ayants droit de l’artiste ou, en tout état de cause, de parvenir à déterminer judiciairement ceux d’entre eux qui pourraient bénéficier d’une telle qualité. Depuis lors, Christen Sadowski, l’une des représentants de cette famille éloignée, a été désignée judiciairement comme administratrice de la succession en juin 2022 afin notamment d’être autorisée à reprendre possession de l’ensemble des actifs de la succession, en ce compris les droits d’auteur attachés à l’œuvre. C’est donc dans la continuité de cette première procédure judiciaire que celle nouvellement initiée en juillet 2022 devant un tribunal fédéral prend place afin de contraindre judiciairement l’entité représentant le travail de mise en valeur réalisé par le couple Nathan et Kiyoki Lerner de l’œuvre de Darger à restituer les œuvres encore en sa possession, à cesser toute atteinte portée au droit d’auteur sur l’œuvre et à reverser l’ensemble des profits générés par les diverses ventes réalisées depuis des décennies.  

Une dévolution fragile de l’œuvre aux époux Lerner
Lorsque Henry Darger fut admis en 1972 dans un hospice, le propriétaire de son appartement, Nathan Lerner, décida de faire vider le studio de l’artiste afin de le remettre en location. Le propriétaire, photographe bien inséré dans le monde de l’art, découvrait alors des centaines de dessins, aquarelles et collages rassemblés au sein de divers albums. L’un d’eux est assurément celui qui a assuré en partie la renommée mondiale de Darger : The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion (« L’Histoire des Vivian Girls dans ce qui est connu sous le nom des Royaumes de l’Irréel, et de la violente guerre glandéco-angelinienne causée par la révolte des enfants esclaves »), un manuscrit de plus de 15.000 pages formant un roman illustré de portraits, paysages, scènes de guerre et de tortures ou encore monstres. À l’occasion de cette découverte, Nathan Lerner aurait interrogé l’artiste sur le sort à réserver à ces œuvres, interrogation qui aurait suscité diverses réponses de Darger, incitant son ancien propriétaire tantôt à tout jeter, tantôt à tout garder. La deuxième option s’imposa, d’autant que le décès un an plus tard de l’artiste, à l’âge de 81 ans, empêcha toute décision définitive en accord avec celui-ci. Et la légende, aujourd’hui véhiculée devant les tribunaux américains, veut que Darger aurait expressément indiqué à son ancien logeur : « Je n’ai rien dont je puisse avoir besoin dans cet appartement. Tout est à vous. Vous pouvez tout jeter ».

Forts de cette histoire, arguant d’un don de l’ensemble du contenu de l’appartement à leur profit selon un accord verbal, les époux Lerner se seraient ainsi considérés comme pleinement propriétaires des œuvres de l’artiste et des droits d’auteur y afférent, d’autant que Darger ne s’était jamais marié, n’avait pas eu d’enfants et était décédé sans que de proches parents ne se soient manifestés ou qu’un testament ait été établi. Si une première exposition eut lieu à la fin des années 70, ce n’est qu’à compter de 1995 que Nathan Lerner se mit à vendre des dessins par le biais de plusieurs galeries, travail poursuivi par sa veuve, Kiyoko Lerner, à partir de 1997, date du décès de son mari. Celle-ci promut alors à travers le monde, par de nombreuses expositions et de généreux dons à des institutions prestigieuses (Collection de l’art brut, à Lausanne, MoMA, à New York, Musée d’art moderne de Paris), le travail déjà célébré de Darger mais encore peu connu du grand public.

Un procès aux enjeux multiples
L’assignation délivrée affirme ainsi que les époux Lerner n’avaient aucun droit dans la succession de l’artiste et que tant la vente des œuvres que l’exploitation des droits d’auteur ont été réalisées en violation des droits de l’Estate. Parmi les griefs formulés à l’encontre de la Fondation et de Kyioko Lerner, l’Estate reproche des actes de contrefaçons commis à son détriment, alors même que les époux et puis leur Fondation n’ont cessé d’indiquer que « les images [de l’œuvre de l’artiste] ne peuvent être reproduites, copiées, cédées ou modifiées sans l’autorisation écrite de Kiyoko Lerner », agissant ainsi comme seuls titulaires des droits sur l’œuvre. Or, selon les héritiers, toute cession de droits d’auteur « ne peut être valable à moins qu’un document ou une attestation ou un mémorandum [visant expressément] une telle cession n’ait été écrit et signé par le titulaire des droits cédés ou son représentant », d’autant que l’état mental de l’artiste à l’époque de son départ de l’appartement pourrait invalider toute volonté libérale exprimée en faveur de ses anciens logeurs. Faute de pouvoir s’appuyer sur l’existence d’un tel document, à l’instar d’un testament, il semble bien délicat pour Kyioko Lerner de parvenir à prouver sa titularité sur l’œuvre et, corrélativement, le bien-fondé des reproductions et des autorisations accordés pour la reproduction d’œuvres de Darger. 

De la même manière, il est reproché aux promoteurs de l’œuvre de Darger d’avoir procédé à l’exposition publique et à la commercialisation d’œuvres non divulguées, d’avoir commis des pratiques commerciales trompeuses, d’avoir réalisés des actes de cybersquatting par le biais du site Internet dédié à l’œuvre de l’artiste et d’avoir procédé au dépôt frauduleux de nombreuses marques. Enfin, et c’est assurément là le cœur du procès, les époux sont accusés d’avoir « généré des dizaines de centaines de millions de dollars grâce à l’exploitation non autorisée des œuvres de Darger » au détriment de l’Estate. Et la vente par Christie’s France en décembre 2014 d’une illustration recto-verso de Dans les royaumes de l’irréel pour plus de 600.000 euros est ici notamment visée comme un exemple parmi d’autres du préjudice financier subi par les héritiers.

Un procès qui pourrait ne pas bénéficier à l’Estate
À l’instar de la succession de Vivian Maier, également contestée devant le tribunal des successions du comté de Cook dans l’Illinois, l’absence d’héritiers au moment du décès de l’artiste pourrait emporter une éventuelle dévolution de la succession au seul bénéfice de l’État de l’Illinois. L’enjeu pour l’Estate est donc aujourd’hui double : que des héritiers autoproclamés se voient confortés cette qualité d’ayant-droit et que l’action menée à l’encontre des promoteurs de l’œuvre aboutisse. Et même en pareilles hypothèses, les héritiers alors désignés devront encore se répartir le montant de la condamnation qui pourrait être retenue selon des règles qui resteront à déterminer. Ils devront également faire valoir leurs droits auprès de tous ceux qui sont entrés en possession d’œuvres en violation de leurs droits ou auprès de ceux qui ont exploité sans autorisation les droits d’auteur rattachés à l’œuvre de l’artiste.

Un procès aux potentielles répercussions en France
À cet égard, quarante-cinq œuvres d’Henry Darger avaient été données en 2012 et 2013 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris par Kiyoki Lerner ou plutôt, selon le site de l’institution, par la « succession de l’artiste »[2]. Ce don – qui pourrait être remis en cause – avait constitué à l’époque le prélude à la mise en place d’une exposition exceptionnelle dédiée à l’artiste en 2015, après que les œuvres furent restaurées. Leur présentation publique, ainsi que la réalisation et l’édition d’un catalogue, en violation des droits de l’Estate pourraient emporter une éventuelle mise en cause de l’institution, bien que certains faits devraient être considérés comme prescrits. En revanche, le bienfondé de l’entrée dans les collections de ces œuvres pourrait être contesté. Au-delà de l’institution parisienne, nombre de collectionneurs français ou européens d’œuvres de l’artiste pourraient voir leur propriété être également judiciairement remise en cause et pourraient avoir ainsi tout intérêt à envisager la mise en œuvre préventive d’une action en éviction à l’encontre des précédents propriétaires dont ils tiennent ces œuvres. Car quelle que soit l’issue attachée à la dévolution de l’héritage de l’artiste, au bénéfice d’héritiers identifiés ou de l’État de l’Illinois, une action en revendication à l’encontre de propriétaires français pourrait être accueillie.


Un article écrit par Me Alexis Fournol, Avocat à la Cour et Associé du Cabinet. 

Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l’art et au droit du marché de l’art, le Cabinet accompagne régulièrement des successions d’artistes dans la défense de leurs intérêts, notamment sur les questions de titularité des droits d’auteur, de contrefaçon des droits d’auteur ou encore d’actions en revendication d’oeuvres entre les mains de tiers. Notre Cabinet défend de nombreuses successions dans des problématiques à dimension internationale.

[1] Estate of Henry Joseph Darger v. The Nathan and Kiyoko Lerner Foundation et al, Illinois Northern District Court, 1:22-cv-03911.

[2] https://www.mam.paris.fr/fr/oeuvre/henry-darger