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Rencontre fortuite et contrefaçon en matière littéraire

Article publié le 19 février 2024

Un auteur, qui avait déposé en 1995 à la SACD un ouvrage intitulé « L’Archipel des ombres » qui n’avait toutefois pas été publié, reprochait à la société Humensis l’édition en 2021 d’un récit de voyage homonyme, en contrefaçon selon lui de ses droits d’auteur sur ce titre. La défenderesse oppose une rencontre fortuite. Après une mise en demeure infructueuse, l’auteur a assigné celle-ci le 4 mars 2022 en contrefaçon devant le Tribunal judiciaire de Paris.

Le requérant sollicitait notamment contre l’éditeur l’interdiction sous astreinte de poursuivre l’utilisation du syntagme « L’Archipel des ombres », le rappel et l’écart des exemplaires du livre litigieux dans le monde entier, leur destruction ou à tout le moins le retrait du titre et de tout élément y faisant référence, le tout sous astreinte, 1 euro symbolique de dommages et intérêts.
En défense, la société Humensis, sur la rencontre fortuite, qu’elle estime être recevable à invoquer, soutient qu’en l’absence de divulgation de l’œuvre première ou de communication aux prétendus contrefacteurs, il incombe au demandeur de justifier des conditions dans lesquelles l’auteur de l’œuvre seconde ou elle-même aurait pu en avoir connaissance. Elle ajoute que son livre contient également un sous-titre (Un voyage en Indonésie) qui lui confère une identité, l’ensemble faisant écho selon elle au voyage à travers les « ombres » de l’Indonésie et de l’auteur, au dernier chapitre intitulé « les âmes mortes ». Elle conteste au demeurant les similitudes alléguées par le requérant entre le roman de 1995 et le récit de voyage de 2021, faisant valoir qu’elles sont soit banales soit non établies, outre que, indique-t-elle en passant, l’antériorité du manuscrit produit à la procédure ne serait pas démontrée, le dépôt effectué à la SACD ayant été détruit.

La rencontre fortuite exclusive de contrefaçon
Éludant la question de l’originalité et celle de la contrefaçon, le Tribunal judiciaire de Paris, au terme de sa décision du 15 décembre 2023, convoque ici l’exception de la rencontre fortuite afin de rejeter les demandes formulées par le requérant. Cette exception, d’origine prétorienne et pleinement identifiée comme telle par la juridiction, fonde l’intégralité du raisonnement déployé à partir de la décision de la Cour de cassation du 5 octobre 2022, laquelle avait précisé que « La contrefaçon est toutefois écartée lorsque celui qui la conteste démontre que les similitudes existant entre les deux œuvres procèdent d'une rencontre fortuite ou de réminiscences issues d'une source d'inspiration commune »[1].

Une exception d’origine prétorienne
Pareille solution est le fruit d’une construction jurisprudentielle dont l’une des manifestations antérieures peut être recherchée dans un arrêt de la Cour de cassation, non publié et sans visa, du 12 décembre 2000, qui avait appliqué cette idée de rencontre fortuite, en la distinguant de celle d’antériorité. La Haute cour avait alors renvoyé à l’appréciation souveraine des juges du fond l’exercice de détermination d’une possible « source commune d’inspiration » justifiant l’existence de ressemblances au titre « de rencontres fortuites ou de réminiscences »[2]. Puis, un arrêt du 16 mai 2006, dit « Djobi Djoba », est venu fonder une telle cause d’exonération au visa des articles L. 121-1, L. 122-1 et L. 335-3 du Code de la propriété intellectuelle[3]. L’attendu, selon lequel « la contrefaçon d'une œuvre de l’esprit résulte de sa seule reproduction et ne peut être écartée que lorsque celui qui la conteste démontre que les similitudes existant entre les deux œuvres procèdent d'une rencontre fortuite ou de réminiscences résultant notamment d’une source d’inspiration commune », est presque similaire à l’attendu consacré par l’arrêt dit « Plus belle la vie » du 2 octobre 2013[4]. Ce dernier arrêt, dans le sillage duquel s’inscrivait pleinement l’arrêt mobilisé du 5 octobre 2022, visait alors les articles L. 111-1, L. 111-2 et L. 122-4 du Code de la propriété intellectuelle, ainsi que l’ancien article 1315 du Code civil, nouvel article 1353 du Code civil et pierre angulaire de la charge probatoire. Ce dernier fondement, pourtant pertinent, ne fut pas repris dans l’arrêt de 2022, dit « Aïcha ».  

Qui peut se prévaloir de l’exception de rencontre fortuite ?
Au regard de la règle consacrée par la Cour de cassation le 2 octobre 2013, il revient au défendeur prétendument contrefacteur d’apporter la preuve contraire, à l’instar de la preuve de l’existence d’un éventuel fonds commun de la création qui empêcherait une œuvre d’accéder à la consécration de sa qualification en tant qu’œuvre de l’esprit. Le requérant estimait, quant à lui, que seul l’auteur de la contrefaçon alléguée aurait le droit d’invoquer la rencontre fortuite, à l’exclusion, par exemple, de son éditeur. Pareille allégation était ici fondée par le requérant par le recours à un passage d’un arrêt de la Cour de cassation de 2016 selon lequel « il incombe à celui qui, poursuivi en contrefaçon, soutient que les similitudes constatées entre l'œuvre dont il déclare être l'auteur et celle qui lui est opposée, procèdent d'une rencontre fortuite ou de réminiscences issues d'une source d'inspiration commune, d'en justifier par la production de tous éléments utiles »[5]. Cette position est néanmoins rejetée par le Tribunal, selon lequel « il ne peut évidemment pas en être déduit que celui qui ne déclarerait pas être l’auteur de celle-ci ne pourrait pas invoquer la rencontre fortuite ». Toute personne contestant la contrefaçon a vocation à invoquer la rencontre fortuite, à l’instar de l’éditeur de l’œuvre arguée ici de contrefaçon, comme pour toute autre exception en matière de droit d’auteur.

Quelles preuves pour caractériser la rencontre fortuite ?
À la consécration formelle d’une telle exception s’oppose la mise en œuvre concrète de celle-ci. Or, la preuve du caractère fortuit ou des réminiscences issues d’une source d’inspiration commune relève à l’évidence d’une réelle difficulté. Proche d’une preuve « diabolique », il s’agit pour le défendeur de démontrer qu’il ignorait l’existence de l’œuvre contrefaite ou qu’il n’a pas pu y avoir matériellement accès, soit en d’autres termes rapporter la preuve d’un fait négatif.
Afin de parvenir à la caractérisation de l’existence d’une rencontre fortuite, le Tribunal judiciaire de Paris s’appuie essentiellement sur trois éléments au terme de sa décision du 15 décembre 2023. Ainsi, et en premier lieu, l’absence de divulgation au public en raison du dépôt confidentiel de l’œuvre à la SACD en 1995, comme de toute preuve de relations entre la maison d’édition ou encore l’auteur de la publication litigieuse avec les éditeurs qui auraient eu connaissance de l’œuvre dont la contrefaçon était alléguée, ainsi que du fait constant que ni l’auteur, ni l’éditeur défendeur ne sont liés au cercle amical ou professionnel à qui la première publication a été communiquée. En deuxième lieu, la rencontre fortuite apparaît crédible au regard du caractère peu incongru ou inhabituel du titre en lui-même. En troisième et dernier lieu, le Tribunal retient que les similitudes, invoquées à propos de l’œuvre dans son ensemble, sont banales. Il en déduit que sans surprise les deux livres comportent des similitudes, dont il ne peut être inféré un indice d’une connaissance de l’œuvre antérieure par l’auteur de l’ouvrage postérieur.

Dès lors, selon le Tribunal, et sans qu’il soit nécessaire de reconstituer le processus créatif de l’ouvrage litigieux, il est « manifestement démontré » que l’auteur de celui-ci n’avait pas connaissance du titre antérieur et que l’identité des titres résulte d’une rencontre fortuite. Les demandes en contrefaçon sont alors corrélativement rejetées. La présente décision résonne comme un jugement proche de l’équité et interroge surtout sur le maintien d’une telle exception prétorienne au regard des décisions de la Cour de justice de l’Union européen de juillet 2019.

Un article écrit par Me Alexis Fournol, 
Avocat à la Cour et Associé du Cabinet.   

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[1] Cass. civ. 1re., 5 oct. 2022, no 20-23.629, dit « Aïcha ».
[2] Cass. civ. 1re, 12 déc. 2000, no 98-15.228, dit « Boyer et Béart ».
[3] Cass. civ. 1re, 16 mai 2006, no 05-11.780, dit « Djobi Djoba ».
[4] Cass. civ. 1re, 2 oct. 2013, no 12-25941, dit « Plus belle la vie ».
[5] Cass. civ. 1re, 3 nov. 2016, no 15- 24.407.