La seule réservation d’un nom de domaine ne vaut pas contrefaçon de marque
Article publié le 3 juillet 2023
La chambre commerciale de la Cour de cassation a opéré un revirement en matière de marques en considérant que le seul dépôt de marque, sans usage dans la vie des affaires, n’était pas susceptible de constituer un acte de contrefaçon[1]. Un arrêt récent de la Cour d’appel de Paris poursuit ce mouvement jurisprudentiel, en déployant cette solution aux noms de domaine.
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 17 mars 2023 portait sur un litige entre une société dénommée Fruit of the Loom Inc, qui détenait plusieurs marques et noms de domaine incorporant les termes « Fruit of the loom », ayant découvert qu’une société avait réservé le nom de domaine « fruit-of-the-loom.fr » et qu’elle l’utilisait pour commercialiser des produits de sa propre marque. Après des mises en demeures infructueuses, elle constatait plus tard la réservation de seize autres noms de domaine incorporant les mêmes termes[2].
Un nom de domaine correspond à un intitulé choisi par son réservataire, entendu comme la personne qui procède à la réservation et qui permet de rejoindre un domaine Internet sans passer par l’adresse IP. Traditionnellement, le choix d’un nom de domaine se réalise en fonction de l’objet du site Internet auquel le nom de domaine renvoie, du nom de la société ou encore de la personne titulaire dudit site. Avec la loi Pacte, entrée en vigueur depuis le 11 décembre 2019, la notion même de nom de domaine est entrée dans le corpus législatif[3].
La solution dégagée par la Cour d’appel de Paris
Afin d’établir les actes de contrefaçon par la réservation de nombreux noms de domaine incorporant le terme « Fruit of the loom », l’intimée et propriétaire d’une marque antérieure devait rapporter (i) la preuve d’un risque de confusion et (ii) l’utilisation sans autorisation du nom de domaine litigieux dans la vie des affaires. Afin d’établir la contrefaçon de marque, le nom de domaine doit également (iii) désigner des produits ou des services et (iv) produire ses effets sur le territoire de protection du signe protégé[4].
En l’espèce, la Cour caractérise dans un premier temps un usage dans la vie des affaires, puisque le nom de domaine « fruit-of-the-loom.fr » est attaché à un site de vente de produits authentiques de la marque éponyme. L’usage dans la vie des affaires est également établi envers les noms de domaine attachés à des sites Internet vides de tout produit mais qui redirigeaient l’internaute vers le premier site « fruit-of-the-loom.fr ».
Au soutien de sa défense, la société poursuivie en contrefaçon soulevait l’autorisation qu’elle avait reçue de Fruit of the LoomInc aux fins d’exploitation de produits authentiques en qualité de distributeur. Or une telle autorisation ne signifiait pas autorisation de réserver le nom de domaine « fruit-of-the-loom.fr » aux fins d’exploitation d’un site de vente de produits authentiques. Pour l’intimée, « Cet usage du nom de domaine « fruit of the Loom » porte en effet atteinte à la fonction d’exclusivité de la marque, (…) et à la garantie d’origine de la marque en laissant croire au public qu’il s’agit d’un site officiel de la société Fruit of the Loom et ne permettant pas à l’internaute d’identifier clairement l’annonceur qui est alors confondu avec le titulaire de la marque (…) ».
Dès lors, la Cour d’appel caractérise les actes de contrefaçon par l’exploitation dans la vie des affaires du nom de domaine « fruit-of-the-loom.fr » et par la réservation de noms de domaine redirigeant vers le premier site. Néanmoins, concernant les noms de domaine attachés aux sites web non actifs et ne renvoyant pas sur « fruit-of-the-loom.fr », la Cour juge que « La seule réservation de ces noms de domaine par la société Tanit ne constitue donc pas un usage du signe Fruit of the Loom dans la vie des affaires pour designer des produits vestimentaires désignés par les marques dont elle est titulaire et partant une contrefaçon de marque ». Elle infirme le jugement qui condamnait la réservation de ces noms de domaine sur le fondement de la contrefaçon de marque.
Cette solution nouvelle peut-être rapprochée d’une décision plus ancienne de la Cour d’appel de Paris qui avait refusé de reconnaître des actes de contrefaçon dans l’utilisation d’un nom de domaine incorporant une marque aux fins de dénoncer les pratiques d’une entreprise laitière. Elle avait jugé que la référence à la marque dans le nom de domaine relevait « d’un usage purement polémique étranger à la vie des affaires » et que ledit usage constituait l’exercice de la liberté d’expression à des fins non commerciales[5].
La construction récente du régime du nom de domaine comme signe distinctif
Depuis 2019[6], le titulaire d’un nom de domaine peut s’opposer à l’enregistrement d’une marque s’il détient un nom de domaine dont la portée n’est pas seulement locale et qu’il existe un risque de confusion dans l’esprit du public[7]. En outre, il est désormais spécifié qu’une marque ne fait pas obstacle à l’utilisation dans la vie des affaires d’un même signe ou d’un signe similaire comme nom de domaine de portée locale lorsque cet usage est antérieur à la demande d’enregistrement de la marque.
Contrairement à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 17 mars 2023, le conflit qui opposerait un nom de domaine à une marque postérieure ne peut se régler sur le fondement de l’action en contrefaçon. En effet, l’enregistrement d’un nom de domaine n’accorde pas un droit privatif similaire à celui conféré par une marque. Le régime juridique des noms de domaine est donc fondé sur l’action en concurrence déloyale et en parasitisme, au moyen des dispositions des articles 1240 et 1241 du Code civil qui exigent que le titulaire d’un nom de domaine démontre que le tiers a commis une faute qui lui a causé un préjudice. Or, la jurisprudence a jugé qu’en l’absence de distinctivité d’un nom de domaine, il ne pouvait pas y avoir de faute sanctionnable au titre de la concurrence déloyale[8]. Il faut comprendre qu’un titulaire d’un nom de domaine qui utilise des termes généraux ou descriptifs ne peut reprocher à un tiers d’utiliser un nom de domaine similaire au sien afin de désigner des produits, services ou activités identiques ou similaires.
Dès lors, même si une analyse de la distinctivité du nom de domaine n’est pas mise en œuvre par l’office d’enregistrement des noms de domaine (l’Afnic pour l’extension en « .fr »), en pratique les détenteurs d’un nom de domaine ont intérêt à réserver un nom de domaine distinctif au risque d’être déboutés de leur action en concurrence déloyale. C’est ce qu’a jugé un Tribunal qui concluait à l’absence de faute du titulaire du signe postérieur en ce que « Les activités sont bien les mêmes, tout du moins en partie, mais les sites réellement différents, et l’absence totale de distinctivité des termes utilisés pour les noms de domaine ainsi que les différences d’apparence, excluent qu’il puisse y avoir le moindre risque de confusion »[9]. Le principe de spécialité des noms de domaine, tel qu’il ressort du jugement, fut également consacré[10] et doit être apprécié dans le cadre d’une action fondée sur deux noms de domaine. Cette construction progressive, jurisprudentielle et législative, du nom de domaine permet de comprendre tout l’intérêt de l’arrêt rendu par la Cour d’appel qui en précise le régime.
Un article écrit par Espéranza de La Forest Divonne
Stagiaire EFB au sein du Cabinet entre janvier et juin 2023.
[1] Cass. com., 13 oct. 2021, no 19-20.504 et Cass. com., 13 oct. 2021, no 19-20.959.
[2] CA Paris, Pôle 5. ch 2., 17 mars 2023, RG no 20/11289.
[3] Loi no 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises et l’ordonnance no 2019-1169 du 13 novembre 2019 relative aux marques de produits ou de services.
[4] Code de la propriété intellectuelle, Article L. 713-2.
[5] CA Paris, 30 avr. 2003, ch 4, sect.
[6] Ordonnance no 2019-1169 du 13 nov. 2019 relative aux marques de produits ou de services.
[7] Code de la propriété intellectuelle, Article L. 712-4.
[8] TGI Rennes, 2e ch. civ, 1er oct. 2018, RG no 15/07.395.
[9] TGI Rennes, 2e ch. civ, 1er oct. 2018, RG no 15/07.395.
[10] CJCE, 11 sep. 2007, aff. C-17/06, arrêt dit « Céline ».