Les craintes culturelles face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie
Les répercussions de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’étendent aussi au secteur culturel. En témoignent les récentes inquiétudes concernant la collection dite Morozov, exposée à la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 3 avril 2022 et rassemblant les œuvres collectionnées par deux mécènes et collectionneurs moscovites, Mikhaïl et Ivan Morozov. Ces collections proviennent en majorité des Musées de l'Ermitage (Saint-Pétersbourg), du Musée des Beaux-arts Pouchkine et de la Galerie nationale Trétiakov (Moscou) ou encore du Musée des beaux-arts de Dniepropetrovsk (Ukraine). La localisation actuelle de cette collection en France peut-elle alors constituer un levier d’influence auprès des autorités russes au travers de son éventuelle confiscation ?
En effet, à l’instar des alliances ou de l’aide économique, la culture constitue l’un des vecteurs du soft power. Ce dernier se définit par « la capacité d’un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur par un ensemble de moyens autres que coercitifs » [1]. Cette force de persuasion constitue ainsi un levier pacifique pour convaincre un autre acteur international d’agir ou de se positionner dans un sens voulu.
La protection accordée par la loi du 8 août 1994
Pour autant, et en vertu de l’article 61 de la loi du 8 août 1994 [2], « Les biens culturels prêtés par une puissance étrangère, une collectivité publique ou une institution culturelle étrangères, destinés à être exposés au public en France, sont insaisissables pour la période de leur prêt à l'Etat français ou à toute personne morale désignée par lui ». L’insaisissabilité d’une collection étrangère constitue donc une garantie offerte aux Etats prêteurs. Cette loi avait été adoptée en réponse à l’affaire Chtchoukine. En effet, au cours de l’exposition dédiée à Henri Matisse en 1993 au centre Georges Pompidou à Paris, les héritiers du collectionneur russe Sergueï Chtchoukine avaient saisi les juridictions françaises d’une demande de mise sous séquestre de certaines œuvres prêtées par différents musées nationaux russes. En effet, ces derniers s’estimaient victimes de spoliation du fait de la nationalisation de la collection de leur aïeul par Lénine, en 1918. Les tribunaux français les avaient déboutés, au motif qu’un État étranger souverain ne saurait répondre d’un acte de puissance publique pris sur son territoire à l’encontre de ses ressortissants devant les tribunaux d’un autre État.
C’est ainsi que dans le cadre de l’exposition de la collection Morozov à la Fondation Vuitton, l’arrêté du 19 février 2021 relatif à l'insaisissabilité de biens culturels, prorogé par l’arrêté du 6 janvier 2022, fixe l’insaisissabilité de ces œuvres exposées jusqu'au 15 mai 2022. La collection bénéficie donc d’une immunité de saisie, et l’Etat français ne dispose d’aucune prérogative sur ces œuvres, qui ne constituent qu’un dépôt. La collection ne pourra donc faire l’objet de sanctions jusqu’à la fin du contrat de dépôt.
Cependant, adoptée en dehors de tout accords internationaux, cette immunité n’est donc que relative et repose sur la volonté d’exécution du pays dépositaire. Une telle prise de position semble difficilement concevable pour un pays comme la France, qui souhaite préserver son rayonnement culturel.
Une éventuelle mise à l’abri des oeuvres en provenance d’Ukraine
La seule hypothèse où la France pourrait conserver cette collection serait celle prévue dans le cadre de l’article L. 111-11 du Code du Patrimoine. En effet, ce dernier prévoit que si les biens culturels se trouvent dans une situation d'urgence et de grave danger sur le territoire de l'Etat qui les possède ou les détient, l'Etat peut, à la demande de l'Etat propriétaire ou détenteur ou lorsqu'une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies a été prise en ce sens, mettre provisoirement à disposition des locaux sécurisés pour les recevoir en dépôt. Sous réserve de l’évolution du conflit, le Musée des Beaux-Arts Dnipropetrovsk en Ukraine, pourrait en faire la demande, ou encore, selon le souhait du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Hormis ces éventualités, la collection retournera dans son pays d’origine.
L’inquiétude est également palpable concernant d'autres expositions ou prêts prévus autour d'œuvres russes à l’instar de l’exposition "Picasso et la Russie", prévue en septembre 2023 au Musée du Luxembourg, et qui prévoyait la venue de commissaires russes. Le Château de Versailles vient également de prêter trois tableaux au Musée du Kremlin, pour une exposition sur le duel, qui doit se tenir dès le 4 mars. Dans l’hypothèse de relations diplomatiques en suspens avec la Russie, des craintes subsistent quant à leur retour en France à l’issue du prêt.
Un article écrit par Alix Vigeant
Stagiaire au sein du Cabinet entre janvier et juin 2022.
Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l'art et du marché de l'art, le Cabinet assiste régulièrement les professionnels et particuliers confrontés à des problématiques attachées à la revendication - amiable ou non - de biens notamment de collectionneurs privés, d’artistes ou de successions d’artistes.
[1] M.-N. Tannous et X. Pacreau, Les relations internationales, La documentation française, sept. 2020.
[2] Loi n° 94-679 du 8 août 1994 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier.