De la spoliation à la restitution, vers une simplification des procédures de déclassement des biens culturels spoliés du fait des persécutions antisémites.
En 1995, au terme de son allocution sur la responsabilité de l'Etat français dans la déportation des juifs durant la Seconde guerre mondiale, le Président de la République Jacques Chirac, posait les jalons d’une politique publique de réparation des persécutions et spoliations antisémites. Il aura néanmoins fallu attendre le 3 novembre 2021 et le projet de loi présenté par Roselyne Bachelot en Conseil des ministres pour que ces objectifs puissent être, pour la première fois, véritablement concrétisées.
Ce projet de loi s’inscrit dans une réflexion globale sur les conditions d’entrée des biens culturels dans les collections publiques. Il prévoit, par la voie d’un déclassement législatif, la restitution de certaines œuvres aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites. Il conduit à des réflexions plus globales quant à la possibilité d’instaurer un cadre législatif pérenne permettant de faciliter les futures demandes de restitution de biens culturels faisant partie des collections publiques.
Le résultat d’une évolution progressive
Fruit de plusieurs années de réflexion, les recherches de provenance des biens culturels ont été simplifiées par l’évolution progressive des structures dédiées. Ainsi, en 1999, à la suite de l’adoption des Principes de Washington par la France l’année précédente, a été créée la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation (CIVS). Elle est alors chargée d’examiner les demandes des victimes puis de proposer des mesures de réparation des préjudices subis par les actes et législations antisémites pendant l’Occupation. En 2018, la CIVS voit sa compétence élargie aux biens culturels faisant partie des collections publiques et aux œuvres dites « Musées Nationaux Récupération » (MNR), desquels l’Etat n’est que le détenteur provisoire. Puis, en 2019, une nouvelle structure a été créée au sein du ministère de la Culture, la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, dont l’activité est axée sur la recherche de la provenance des biens culturels conservés par les institutions publiques. Enfin, en 2020, au cœur de ces institutions, a débuté une série de recherches en vue de retracer le parcours des œuvres entrées dans les collections publiques depuis 1933.
Saisi par le Gouvernement pour avis, le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer sur la viabilité du projet de loi de restitution de certains biens culturels[1]. C’est dans ce contexte qu’il a rappelé que trois voies sont alors possibles afin de procéder à la restitution des biens culturels spoliés pendant l’Occupation. La première est permise par la voie judiciaire, à la demande des victimes ou ayants droit, sur le fondement de l’ordonnance du 21 avril 1945. Par la nullité de l’acte initial, toutes les transactions postérieures sont frappées de nullité par ricochet. Ce mécanisme est applicable aux œuvres intégrées dans le domaine public, sans préjudice au principe d’inaliénabilité des biens du domaine public[2]. Le deuxième moyen concerne spécifiquement la restitution des biens MNR, par la voie administrative[3] ou judiciaire[4]. Enfin, la dernière voie, et c’est cette dernière qui vise à s’appliquer en l’espèce, concerne le déclassement législatif de biens culturels afin que leur propriété puisse être transférée aux victimes ou leurs ayants droit. En effet, la règle de l'inaliénabilité des biens du domaine public n'ayant pas valeur constitutionnelle, il est possible d'y déroger par la loi[5].
Le recours à une procédure de déclassement par la voie législative
Le déclassement par la voie législative est utilisé ponctuellement par le législateur dans le cadre du retour des biens culturels dans leur pays d’origine, en témoignent les restitutions récentes de la Vénus Hottentote à l'Afrique du Sud[6], des têtes maories à la Nouvelle-Zélande[7] ou encore du Trésor de Béhanzin au Bénin[8]. Cependant, ce processus n’était, jusqu’à présent, pas encore intervenu en matière de spoliations nazies. Ainsi, le projet de loi soumis à discussion en séance publique à l’Assemblée Nationale le 26 janvier 2022, marque un tournant dans la restitution et la remise d'œuvres faisant partie des collections publiques spoliées du fait des actes ou de législations antisémites. Le texte permet le déclassement de quinze tableaux, dessins et sculpture.
Parmi ces derniers, deux œuvres ont fait l'objet de spoliations avérées par les nazis avant d'entrer légalement dans les collections publiques : Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt – seule œuvre de l’artiste autrichien conservée dans un musée français, collection du Musée d’Orsay – et Carrefour à Sannois de Maurice Utrillo, collection de la ville de Sannois. En revanche, sont également concernées douze œuvres acquises par l'État, sous administration provisoire par le régime de Vichy, dans le cadre d’une vente considérée comme ni spoliatrice ni réalisée sous la contrainte. Sur le fondement de l’équité, la CIVS a recommandé leur restitution. Il s’agit d’un ensemble de douze dessins et sculpture de Jean-Louis Forain, Constantin Guys, Pierre-Jules Mène, Henry Monnier et Camille Roqueplan, conservées au sein de différentes institutions muséales. Enfin, un amendement du Gouvernement a ajouté au projet de loi le tableau de Marc Chagall, intitulé Le Père, intégré dans les collections du Musée national d’art moderne par dation en paiement en 1988. Cette œuvre s’est avérée avoir été volée en Pologne pendant ou après le transfert des Juifs en 1940.
Dans son avis, le Conseil d’Etat[9] a ainsi rappelé l’application d’une grille de contrôle dans l’examen factuel des dispositions du projet. En effet, il s’attache à « vérifier l’identité de l’œuvre et à caractériser les circonstances de la dépossession »[10] des biens culturels concernés.
Si cette dernière résulte d’une spoliation, sur le fondement de l’ordonnance précitée de 1945 et au sens de la Déclaration de Londres, alors l’intérêt général prime les exigences constitutionnelles que sont l’atteinte à la propriété publique[11] et la continuité du service public[12] auquel l’œuvre est affectée. C’est le cas de Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt et Carrefour à Sannois de Maurice Utrillo. Concernant le tableau de Gustav Klimt, le Conseil d’Etat ajoute cependant, une recommandation tendant à introduire au sein de l’étude d’impact annexée au projet de loi, une précision suite à la confusion en 2001 de ce tableau avec une autre œuvre du même artiste. En 2001, l’Autriche avait restitué par erreur un tableau du même artiste, intitulé Pommiers II, aux ayants droit concernés en l’espèce. Une déclaration de responsabilité avait alors été émise par ces derniers qui s’engageaient à restituer l’œuvre si le tableau s’avérait ne pas être celui recherché. Le rapport de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation concernant le projet de loi inclut cette précision.
Inversement, si la dépossession n’est pas la conséquence d’une spoliation, le Conseil d’Etat rappelle que doit être effectuée une mise en balance avec les principes constitutionnels précités. C’est ainsi, que pour les douze œuvres acquises par les Musées nationaux dans le cadre d’une vente aux enchères publiques en 1942, bien que la haute juridiction n’émette aucune objection, elle souligne cependant le caractère prématuré du déclassement desdites œuvres par la voie législative au regard de la procédure judiciaire parallèlement engagée par les ayants droit en vue d’obtenir la nullité de la vente. En effet, la nullité de la vente permettrait de rendre nul le transfert de propriété au bénéfice de l’Etat et l’intégration de ces œuvres dans le domaine public mobilier. Si le déclassement de ces œuvres a été préconisé en vue d’accélérer la procédure de restitution, le déclassement législatif ne semble toutefois pas indispensable en l’espèce.
Ce projet, visant à la restitution d’œuvres de bien culturels aux ayants droit de propriétaires spoliés concerne l’adoption d’une loi d’espèce adaptée aux cas particuliers concernés, et n’instaure donc pas de principes généraux encadrant les restitutions à venir. Il en résulte une crainte de la multiplication de lois de circonstance.
Vers la création d’une loi-cadre
L’étude d’impact annexée au projet de loi indique que la loi d’espèce est une solution juridique qu’il est loisible d’envisager à chaque demande de restitution. A l’opposé, l’avis du Conseil d’Etat ainsi que le rapport de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation préconisent, quant à eux, qu’une loi-cadre soit étudiée au regard de l’objectif de systématisation des recherches quant à la provenance des biens culturels. Eu égard à la complexité et à la longueur de la procédure de déclassement par la voie législative, l’adoption d’une loi-cadre pourrait permettre de pallier ces difficultés. Cependant, au regard de la multiplicité des situations de spoliation, et tel qu’en témoignent les restitutions des biens culturels prévues par le projet de loi, il peut apparaître difficile d’établir des critères objectifs applicables à chaque demande de restitution. En effet, coexistent des hypothèses de spoliation avérée, de ventes sous la contrainte, ou encore de vols. Pour l’ensemble de ces situations, une appréciation in concreto doit nécessairement être opérée. L’enjeu est alors de parvenir à un équilibre afin de ne pas freiner les demandes de restitutions des biens culturels spoliés tout en respectant le principe d’inaliénabilité du domaine public. De plus, la Commission préconise d’envisager une procédure permettant de déterminer avec certitude la liste des ayants droit auxquels restituer les œuvres par le recours aux notaires et généalogistes.
Monsieur David Zivie, dans le cadre du Rapport de la mission sur le traitement des œuvres et biens culturels ayant fait l’objet de spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale présenté à Madame Françoise Nyssen, ministre de la Culture, en février 2018, proposait ainsi une réflexion sur l’introduction d’une disposition législative facilitant la sortie des collections publiques des biens spoliés durant les mesures antisémites. En effet, il proposait de s’appuyer sur la procédure encadrée par l’article L124-1 du Code du Patrimoine dans le cadre des restitutions de biens culturels volés ou acquis illicitement.
En ce sens, le rapport de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation précise qu’une telle loi-cadre permettrait d’accélérer les restitutions sous réserve que deux conditions cumulatives soient préalablement remplies : la preuve de la spoliation et l’identification des ayants droit. En outre, ce rapport souligne qu’une telle loi-cadre, si elle instaure un mécanisme objectif de restitution des biens culturels spoliés pendant l’Occupation, ne fait pas obstacle à l’adoption d’une loi d’espèce dans l’hypothèse d’une demande de restitution atypique.
Enfin, le Sénat, dans le courant du mois de janvier 2022, a examiné une proposition de loi fixant un cadre pour le retour des biens culturels dans leur pays d’origine[13] suite aux revendications récentes de certains Etats étrangers. En sus de la création d’un conseil national de réflexion en matière de circulation et de retour des biens culturels extra-européens appartenant aux collections publiques, le texte propose également la mise en place d’une procédure simplifiant la restitution de certains restes humains patrimonialisés en étendant la procédure judiciaire prévue par l’article 124-1 du Code du patrimoine. Alors, et bien que les circonstances soient différentes en ce qu’il s’agit d’une restitution d’Etat à Etat, cette proposition de loi pourrait cependant fournir des pistes de réflexion dans le cadre des restitutions de biens culturels ayant fait l’objet d’une dépossession au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Le projet de loi relatif à la restitution de certains biens culturels aux ayants droit de leur propriétaires victimes de persécutions antisémites a été adopté le 22 janvier 2022 à l’Assemblée nationale. Des modifications dans la rédaction du texte ont été opérées, notamment en reprenant les termes de l’article L. 451-5 du Code du patrimoine quant à la définition des biens concernés. De plus, ce ne sera plus l’entrée en vigueur de la loi qui conditionnera la sortie des œuvres du domaine public, mais bien la promulgation. Enfin, a également été adopté l’amendement du Gouvernement autorisant la restitution supplémentaire du tableau de Marc Chagall. La discussion en séance publique se tiendra le 15 février 2022 au Sénat.
Au regard des préconisations du Conseil d’Etat et de la Commission des affaires culturelles, des réflexions plus approfondies seront très certainement menées. Ainsi, une procédure pérenne de déclassement des biens spoliés entrés dans les collections publiques reste donc à construire.
Un article écrit par Alix Vigeant
Stagiaire au sein du Cabinet entre janvier et juin 2022.
Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l'art et du marché de l'art, le Cabinet assiste régulièrement les professionnels et particuliers confrontés à des problématiques attachées à la revendication - amiable ou non - de biens dont la traçabilité peut se révéler délicate à prouver.
[1] CE, Avis n° 403728 du 7 oct. 2021 sur un projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites.
[2] CA Paris, pôle 2, ch. 1, 30 sept. 2020, ayants droit Gimpel.
[3] CE, statuant au contentieux, ass., 30 juill. 2014.
[4] CA Paris, ch. 1, sect. 1, 2 juin 1999, ayants droit Gentili di Giuseppe.
[5] CC, déc. du 21 juill. 1994 n° 94-346.
[6] Loi n° 2002-323, 6 mars 2002.
[7] Loi n° 2010-501, 18 mai 2010.
[8] Loi n° 2020-1673, 24 déc. 2020.
[9] CA, Avis n° 403728 du 7 oct. 2021 sur un projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites.
[10] Ibid.
[11] CC, déc. 26 juin 1986 n°86-207.
[12] CC, déc. 21 juill. 1994 n° 94-346.
[13] Proposition de loi n° 41 relative à la circulation et au retour des biens culturels appartenant aux collections publiques, présentée par Mme Catherine Morin-Desailly, M. Max Brisson et M. Pierre Ouzoulias, enregistrée à la présidence du Sénat le 12 octobre 2021.