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La collection Morozov et ses tribulations judiciaires

La présentation de la collection Morozov est désormais programmée à la Fondation Louis Vuitton du 22 septembre 2021 au 22 février 2022. Organisée en partenariat avec plusieurs musées russes (l’Ermitage, Pouchkine et Tretïakov), cette exposition-événement s’inscrit dans la lignée de l’exposition Chtchoukine présentée en 2016, qui avait attiré 1,3 million de visiteurs. Second volet de la série « Icônes de l’art moderne », l’exposition Morozov n’a jamais été présentée hors de Russie et offrira aux visiteurs la possibilité de redécouvrir près de deux-cents œuvres d’art françaises et russes majeures, rassemblées au début du XXe siècle par deux mécènes et collectionneurs moscovites, Mikhaïl et Ivan Morozov. Les Morozov et les Chtchoukine, les deux principales familles qui ont dominé la vie culturelle moscovite du début du XXe siècle, ont inventé le concept de philanthropie artistique et directement contribué à la reconnaissance internationale des peintres modernes français. Mais c’est assurément la collection Morozov qui connut le plus de rebondissements judiciaires ces dernières années, sous l’impulsion d’un tenace descendant du philanthrope moscovite. 

Une procédure fleuve en France sur la titularité des droits d’auteur d’œuvres majeures
En France, la Cour de cassation a pu mettre un terme, le 10 septembre 2015, à une longue saga judiciaire dont les racines remontent aux prémices de l’URSS. À l’occasion d’un décret du 29 octobre 1918 pris par Lénine l’importante collection de tableaux de peintres modernes de l’industriel Ivan Morozov devint propriété publique de la République Socialiste Fédérative de Russie d’alors. L’héritier français du rival de Chtchoukine tenta vainement, et à plusieurs reprises, de voir jugé que les droits d’auteur collectés sur les tableaux de son ancêtre lui soient reversés. La dernière procédure, initiée en 2002, s’est ainsi achevée au bénéfice de l’héritier de Morozov, après une décision du Conseil constitutionnel, du 21 novembre 2014, et de la Cour de cassation, ayant rejeté le pourvoi formé par les héritiers de Matisse et de Picasso, qui avaient seuls bénéficié de la perception des droits sur les reproductions des tableaux spoliés. 

L’impossible application rétroactive de la loi de 1910
Toute l’affaire reposait sur la preuve apportée par l’héritier du collectionneur de l’acquisition par ce dernier de six tableaux de Matisse et d’un tableau de Picasso avant la date fatidique du 11 avril 1910, date de publication de la loi du 9 avril. Cette loi vint briser une jurisprudence constante, se fondant sur un décret révolutionnaire des 19-24 juillet 1793, qui disposait que la vente d’un tableau faite sans réserve emporte celle du droit de le reproduire, soit la cession du droit de reproduction de manière concomitante à la vente du support de l’œuvre de l’esprit. Depuis lors, il existe une présomption légale de réserve du droit de reproduction au profit du vendeur, imposant en conséquence une cession distincte d’un tel droit lors de vente du support d’une œuvre par un artiste. Et le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité à l’occasion du pourvoi formé par les héritiers des deux artistes, a déclaré conforme à la Constitution l’article 1er de la loi décrétée le 19 juillet 1793 relative aux droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre, compositeurs de musique, peintres et dessinateurs, dans sa rédaction résultant de la loi du 11 mars 1902 étendant aux œuvres de sculpture l’application de cette loi. Les dispositions antérieures à la loi de 1910 avaient donc vocation à s’appliquer au litige, conformément aux règles régissant l’application de la loi dans le temps en matière contractuelle.

Le 18 décembre 2013, la cour d’appel de Paris avait ainsi constaté que l’héritier du collectionneur moscovite rapportait bien la preuve de l’acquisition de chacune des œuvres objets du litige avant le 11 avril 1910, tout en jugeant que les héritiers des deux peintres n’avaient pas établi qu’à l’occasion des ventes conclues directement entre le collectionneur et les artistes, ceux-ci se seraient expressément réservé le droit exclusif de reproduction de leurs œuvres pour chacune d’entre elles. Ainsi, trois tableaux, parmi les six toiles revendiquées, avaient donc été vendus à l’époque avec le droit de reproduction, dont le bénéfice ne s’éteint que soixante-dix après le décès de chacun des deux artistes, la Cour de cassation ayant validé l’analyse de la cour d’appel sur ce point.

Enfin, au terme de son arrêt du 10 septembre 2015, la Cour de cassation a conforté la décision de la cour d’appel qui s’était prononcée en droit sur « les conséquences du décret de nationalisation de 1918 en retenant que l’Etat russe, en saisissant sans indemnité les deux tableaux litigieux, ne s’était pas approprié les droits de reproduction sur ces œuvres hors les limites de son territoire, ce dont il résultait qu’Ivan Morosoff était resté titulaire de ces droits et avait pu les transmettre à son épouse, instituée légataire universelle par testament du 18 avril 1921 ». Dès lors, les droits de reproduction afférents aux deux tableaux de Matisse « Nature morte bronze et fruits » et « Nature morte à la danse » et au tableau de Picasso « Les deux saltimbanques » ou « Arlequin et sa compagne », collectés par les héritiers des deux artistes depuis le 30 août 1972, soit moins de 30 ans avant l’assignation de l’arrière-petit-fils du collectionneur s’étant réfugié à Paris, doivent revenir au demandeur. Depuis lors, un accord fut trouvé avec les héritiers Picasso, ceux-ci demeurant seuls investis des droits d’auteur sur Les deux saltimbanques (Arlequin et sa compagne) (1901).

L’échec des procédures initiées aux États-Unis
Les efforts de l’héritier de Morozov se sont poursuivis, parallèlement, à l’étranger avec moins de succès. Deux tableaux, l’un de Van Gogh, l’autre de Cézanne, connurent les mêmes faits de spoliation avant d’être vendus à un collectionneur américain, Stephen Carlton Clark. La première œuvre est aujourd’hui exposée à Yale, après que le collectionneur américain le légua à son ancienne université, tandis que la seconde fait partie des collections du Metropolitan Museum of Art de New York.

Selon la décision du 22 septembre 2011 d’un tribunal de Manhattan, le Metropolitan Museum of Art (MET) n’était soumis à aucune obligation de restitution envers l’héritier du propriétaire originel du portrait de Madame Cézanne dans la serre, entré alors dans ses collections depuis plus de cinquante ans. Réalisé par Cézanne en 1891, acquis ensuite par Ivan Morozov, nationalisé en 1918 et vendu en 1933 à Stephen Carlton Clark avant que celui-ci ne le lègue au musée new-yorkais en 1960, le destin de ce tableau est représentatif des tribulations des œuvres de la collection Morozov. Pour autant, dès lors que la requête de l’héritier du collectionneur moscovite visait à remettre en cause la validité de la saisie intervenue dans le cadre des nationalisations menées par l’Union soviétique après la Révolution russe, son action ne pouvait qu’échouer. En droit américain, comme en droit français, les actes d’un gouvernement souverain constituent des actes officiels. Le tribunal a alors considéré que puisque le gouvernement soviétique avait pris possession du tableau par un acte de gouvernement officiel, le musée en était le propriétaire légitime. C’est là la doctrine dite de « l’acte de gouvernement » (act of state doctrine), qui avait déjà fait l’objet de précédents importants. La requête est également rejetée en appel. 

Quant au Café de nuit de Van Gogh, la procédure achoppa également face à la doctrine dite de « l’acte de gouvernement ». En effet, les États-Unis se sont toujours refusés à annuler les saisies de biens promulguées par des gouvernements étrangers et ce, quand même cet État n’a reconnu officiellement l’existence régime soviétique qu’en 1933, soit après les faits dénoncés par l’héritier de Morozov. La seule exception notable étant celle attachée aux biens spoliés par le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Après un jugement défavorable le 20 mars 2014 rendu par le tribunal de première instance du Connecticut, l’appel fut rejeté le 20 octobre 2015.

Saisie à son tour, la Cour suprême mis définitivement fin au contentieux porté outre-Atlantique, le 28 mars 2016, bien que la défense de l’héritier du collectionneur arguait désormais que si la nationalisation pouvait être potentiellement considérée comme légale à l’époque des faits, la vente des tableaux elle-même ne pouvait l’être. En effet, le tableau de Van Gogh aurait sans doute été exporté illicitement, lors de son acquisition par Stephen Carlton Clark auprès de la galerie berlinoise Matthiesen grâce à l’intervention de la désormais tristement célèbre galerie américaine Knoedler & Company. Mais cet argument ne put faire achopper l’application de l’act of state doctrine.

Un article écrit par Me Alexis Fournol, Avocat Associé.

Dans le cadre de son activité dédiée au droit de l'art et du marché de l'art, le Cabinet assiste régulièrement les héritiers d’artistes et les héritiers de collectionneurs, dans la défense de leurs intérêts tant sur la protection du droit d’auteur dont ils peuvent être investis que sur la protection de la propriété du support corporel des oeuvres. Le Cabinet a vocation à accompagner ses clients auprès de ses Confrères étrangers, notamment aux États-Unis.