Le caractère inexcusable de l’erreur des vendeurs d’un masque Fang millionnaire
Article publié le 5 janvier 2024
Un couple avait vendu, en 2021, un masque africain, parmi d’autres objets, pour la somme de 150 euros auprès d’un brocanteur ayant procédé au débarras de leur résidence secondaire. Le brocanteur, non spécialiste des arts africains, a ensuite revendu ce masque aux enchères, lequel fut adjugé, en mai 2022, pour 4,2 millions d’euros (estimé entre 300.00 et 400.000 euros). Comment un tel masque avait pu être occulté et délaissé dans une maison secondaire pendant si longtemps ? Une telle situation n’est que la conséquence de la perte de mémoire entre générations, perte qui permet aux « sleepers » de réapparaître sur le marché de l’art vierges de toute transaction récente au sein de celui-ci. En l’occurrence, le masque aurait été acquis, selon toute vraisemblance, au début des années 1900 par le gouverneur colonial français René-Victor Edward Maurice Fournier (1873 -1931), en poste à Dakar. Ce sont donc les descendants de ce lieutenant-gouverneur qui s’étaient retrouvés en possession d’un tel objet avant de le vendre pour un prix dérisoire.
Après avoir découvert la valeur réelle de l’objet, les vendeurs ont tenté de solliciter, devant le Tribunal judiciaire d’Alès, l’annulation de la vente pour erreur sur les qualités essentielles, en invoquant la solution du célèbre arrêt dit Poussin de la Cour de cassation rendu en 1978, mais sans succès. Parallèlement, la République du Gabon tenta de se saisir du litige pour réclamer la restitution du masque, mais là aussi sans succès faute de lien suffisant avec l’objet initial du litige entre les anciens propriétaires et le brocanteur ayant mandaté la maison de ventes pour mettre aux enchères le masque.
Une erreur sur les qualités essentielles de l’objet vendu
Afin de parvenir à une telle solution, le Tribunal judiciaire d’Alès envisage tour à tour les conditions cumulatives de l’erreur sur les qualités essentielles. Celles-ci consistent en la preuve de l’entrée dans le champ contractuel d’une qualité qui doit revêtir un caractère déterminant du consentement de la partie qui s’estime lésée et dont le comportement doit avoir été considéré comme excusable au jour de la conclusion du contrat.
C’est ainsi que le Tribunal précise que pour que l’erreur soit substantielle, l’article 1133 du code civil énonce qu’elle doit porter sur les qualités essentielles de la prestation, c’est-à-dire celles qui ont été expressément ou tacitement convenues et en considération desquelles les parties ont contracté.
En l’espèce, le certificat de vente établi en septembre 2021 par le brocanteur indiquait à propos du masque litigieux qu’il s’agissait « d’un masque africain avec rafia troué à restaurer, boucle d’oreille en tissu rouge, hauteur 54 cm ». Selon le Tribunal, « cette description particulièrement neutre laissait à penser que la vente portait sur un masque traditionnel africain communément mis en circulation. Or, il s’agissait d’un masque Ngil, du nom de la société secrète qui officiait jusque dans les années 1920 au Gabon au sein du groupe ethnique des Fang. Cette pièce en bois de fromager recouvert de kaolin est exceptionnelle du fait de sa rareté puisqu’il n’existerait qu’une petite dizaine d’autres spécimens de référence connus dans le monde, à travers les musées et les collections d’Occident ».
Dès lors, les vendeurs s’étaient bien fait une représentation inexacte des qualités essentielles de l’objet, ce dernier n’étant pas qu’un simple masque d’origine africaine, mais un « authentique masque Fang présentant un intérêt majeur pour l’histoire de l’art ». Une description erronée était ainsi bien à l’œuvre, permettant potentiellement de satisfaire les anciens propriétaires.
Une erreur néanmoins inexcusable
Mais de telles conditions ne suffisent pas à voir prononcer la nullité d’une vente, que cette vente soit réalisée aux enchères publiques ou non. En effet et afin de pouvoir entraîner la nullité du contrat, l’erreur sur les qualités essentielles de la chose vendue doit aussi être excusable. Et, ce n’est pas tant la qualité professionnelle d’une personne qui commande le caractère inexcusable de l’erreur qu’elle peut commettre, mais les biens circonstances entourant son intervention à un acte juridique. Cette solution n’est aucunement nouvelle et a pu être encore récemment rappelée, à l’encontre des héritiers d’un vendeur ayant confié un tableau à une maison de ventes, en avril 2023 par la Cour d’appel de Paris.
En l’espèce, le masque en litige avait été vendu par ses anciens propriétaires qui disposaient, selon le Tribunal, de toutes leurs capacités intellectuelles. Par ailleurs, il n’était pas contesté durant les débats que les anciens propriétaires n’avaient aucune connaissance en matière d’histoire de l’art. Il ne pouvait donc leur être reproché d’avoir ignoré l’importance des masques Fang, tant d’un point de vue artistique que marchand.
Un manque de curiosité des vendeurs : un défaut dans l’obligation de se renseigner
Ce qui était en réalité reproché aux époux relevait davantage du manquement commis à leur obligation de se renseigner. En effet, les anciens propriétaires avaient connaissance de la présence d’objets africains au sein de leur résidence secondaire et surtout du fait que ces objets avaient été rapportés par l’ancêtre de l’un des époux, ancien lieutenant-gouverneur du Moyen-Congo de 1917 à 1919.
Le Tribunal note à cet égard que « leur connaissance de la biographie de leur ancêtre est en outre incontestable dès lors que les vendeurs ont pu utilement renseigner le brocanteur sur l’origine du masque, au moment de la vente et postérieurement à cette dernière ». Selon le Tribunal, il existait donc une asymétrie d’information manifeste au bénéfice des seuls vendeurs, et non de l’acheteur, quant aux qualités essentielles du masque, notamment son authenticité et son origine. Or, les vendeurs n’ont engagé aucune démarche antérieure à la vente afin de faire évaluer le masque litigieux alors même qu’il « existe aujourd’hui des possibilités multiples pour faire estimer gratuitement ses biens ». Au-delà du défaut de se remémorer l’histoire familiale, il est ainsi reproché aux vendeurs de ne pas avoir sollicité les services d’un tiers expert.
Et le Tribunal relève que l’absence de diligences des vendeurs pour apprécier de la valeur intrinsèque du bien vendu contraste avec celles accomplies par l’acheteur, postérieurement à la vente. En effet, ce dernier qui n’avait aucune connaissance spécifique en matière d’art africain, a sollicité dès le 7 octobre 2021 une évaluation par plusieurs maisons de ventes dont l’une a finalement fait réaliser des analyses spécifiques et sollicité des experts spécialistes afin de parvenir à authentifier le masque.
Ainsi, alors même que l’acheteur n’était pas plus fin connaisseur de l’histoire de l’art africain que les vendeurs, celui-ci a accompli des diligences habituelles qui semblaient être nécessairement attendues de la part des vendeurs dès lors que ces derniers possédaient une connaissance particulière de l’historique de l’objet.
Une négligence et une légèreté blâmables
Ce manque de diligence est souligné une dernière fois par le Tribunal qui relève que « pressés de débarrasser leur maison secondaire, les époux ne se sont pas préoccupés des biens qui la garnissaient, en particulier de ceux qui se trouvaient au grenier. Alors qu’ils étaient en possession d’éléments attestant l’authenticité, l’origine et l’histoire du masque Fang qu’ils détenaient, ils n’ont fait preuve d’aucune diligence pour apprécier la juste valeur historique et artistique du bien ». Et le Tribunal de conclure que « leur négligence et leur légèreté caractérisent le caractère inexcusable de leur erreur et ils seront en conséquence déboutés de leur demande d’annulation de la vente à ce titre ». Ainsi, et sur le fondement de l’article 1132 du Code civil, selon lequel l’erreur ne peut entraîner la nullité du contrat si elle est inexcusable, le tribunal a rejeté la demande formulée par le couple, selon la même logique qu’un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 10 avril 2023. La tradition familiale et l’histoire familiale qui peuvent être attachées à un objet imposent à tout propriétaire de redoubler de vigilance, car même en matière d’attribution nul n’est donc mieux trahi que par les siens, lointains ou proches ancêtres.
Un article écrit par Me Alexis Fournol,
Avocat à la Cour et Associé du Cabinet.
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