Les estates d’artistes
Si le terme s’est imposé au sein d’un marché de l’art mondialisé, la notion d’estate artistique demeure floue et semble renvoyer à des pratiques et des acteurs différents.
L’Estate artistique, une notion détournée de son sens juridique
Désormais unanimement utilisé par le monde de l’art, le terme d’« estate » attaché à la succession d’un artiste a été détourné de son sens premier. Correspondant à une figure juridique anglo-saxonne spécifique, l’estate vise le temps de latence entre le moment du décès et la clôture de la succession du défunt. Le terme d’estate, au sens juridique, correspond à l’ensemble de l’actif et du passif de la succession, sans vocation de durabilité. Le patrimoine du défunt est regroupé dans une institution temporaire avec à sa tête un ou des mandataires chargés d’inventorier ce patrimoine, de payer les droits de succession et de déterminer les modalités de liquidation de celle-ci. A l’issue de cette période, la succession peut être dispersée, réunie dans une fondation, léguée à une institution ou encore partagée entre les héritiers. De manière plus rare, cet estate peut être judiciairement recréé quand bien même l’artiste serait décédé depuis quelques temps et un administrateur provisoire nommé pour gérer les biens et les droits de la succession dans l’attente de la détermination des héritiers de l’artiste. Deux exemples récents peuvent être ici cités : celui de Vivian Maier, dont la succession est dorénavant judiciairement administrée dans l’attente de la détermination des héritiers de la photographe, et celui d’Henry Darger, dont l’estate vient d’être judiciairement recréé afin de permettre à celui-ci d’agir au nom de l’ensemble des ayants droit potentiels dans la défense des intérêts du patrimoine de la succession.
Si des mécanismes d’anticipation existent, tels que l’« estate planning », le temps de résolution d’une succession peut être particulièrement long. Ainsi, la succession de Donald Judd (1928-1994) a nécessité quatre années pour que les questions relatives à l’héritage soient clarifiées et que les biens puissent être transférés au bénéfice de la Fondation, instituée selon les souhaits de l’artiste américain. La Fondation Donald Judd ne constitue donc pas un estate au sens du droit américain. Pourtant, les acteurs du marché de l’art mobilisent systématiquement le terme d’estate au-delà de son sens premier. L’estate artistique s’est autonomisé par rapport à la notion d’estate juridique pour désigner la succession d’un artiste. Ainsi, l’Estate de Jean-Michel Basquiat (1960-1988), dont le comité ne délivre plus de certificat d’authenticité, continue à gérer les droits d’auteur de l’artiste, tandis que l’Estate de Sol LeWitt (1928-2007) intervient systématiquement dans la présentation des œuvres qui nécessitent une étape de recréation matérielle à l’image de ses Wall Drawings. En France, la notion d’estate renverrait davantage à celle de succession, à laquelle s’adjoindrait une idée de structuration, autour d’une association, d’une fondation, d’un fonds de dotation ou d’une indivision successorale organisée et encadrée par une convention. Pour autant, le terme d’estate semble davantage réservé au marché de l’art, au travers des acteurs de promotion, et n’a pas encore toujours atteint les mentions attachées à la reproduction des œuvres d’un artiste décédé. Une évolution semble néanmoins se faire jour avec des crédits portés sur les reproductions des œuvres reprenant de plus en plus les codes du marché international.
Les galeries, représentants traditionnels des estates artistiques
Alors que la galerie Hauser & Wirth ne représentait que des artistes vivants jusqu’en 2000, avec l’entrée dans son écurie de l’estate de l’artiste américaine Eva Hesse (1936-1970), une trentaine d’estates font aujourd’hui partie de la liste des artistes défendus, les estates représentant même une section distincte parmi les artistes représentés au sein de la galerie. L’exemple de Hauser & Wirth pourrait paraître atypique ; il ne l’est nullement. Il semble désormais que dans le jeu de la compétition mondiale du marché de l’art, chaque galerie se doit de représenter au moins une succession artistique et ce, quelle que soit la place de la galerie sur le marché. La galerie Christophe Gaillard représente ainsi l’estate de Michel Journiac (1935-1995), ainsi que celui de Daniel Pommereulle (1937-2003), chacun d’eux étant présentés sous la dénomination anglo-saxonne. La galerie représente même une partie de la collection, non d’un artiste, mais d’un célèbre galeriste décédé, Daniel Cordier, après avoir acquis les œuvres qui n’avaient pas été données à des institutions muséales ou qui n’avaient pas fait l’objet des diverses vacations réalisées par Sotheby’s Paris. Artistes historiquement rattachés à la programmation de la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Niki de Saint Phalle (1930-2000) au travers de la Niki Charitable Art Foundation, ainsi que Jean Tinguely (1925-1991) font également partie des artistes représentés par la galerie de la rue de Seine. Parmi les mastodontes français, la galerie Kamel Mennour distingue au sein de la liste des artistes représentés les vivants et les estates (Giacometti, Pierre Molinier et Gina Pane), tandis que la galerie Perrotin n’opère aucune distinction (Hans Hartung et Jésus Rafael Soto par exemple), intégrant ainsi dans sa programmation, comme tout artiste contemporain, les successions.
Une relation diverse avec les galeries
Ces différences de présentation dénotent des modalités de représentation diverses. Parfois simplement mandatées pour vendre les œuvres, avec des commissions souvent inférieures, de manière exclusive ou non, les galeries peuvent également déployer un panel de services au bénéfice de l’œuvre. Du travail essentiel d’archivage à l’élaboration d’un catalogue raisonné, de l’investissement dans des frais de production pour des œuvres posthumes à l’achat ou au soutien de la cote sur le second marché, l’implication de la galerie est variable. La temporalité est surtout toute autre par rapport à la promotion d’un artiste vivant, l’organisation d’une exposition nécessitant souvent un travail de longue haleine pour réunir des pièces essentielles. Et toutes ne sont pas à vendre, à l’image de la recréation de l’exposition de 1970 de Tom Wesselmann (1931-2004) à la Sidney Janis Gallery par la galerie Almine Rech en 2016, la galerie représentant l’estate avec son homologue américain Gagosian, après quelques temps de flottement depuis la fermeture de la galerie historique de l’artiste. Au-delà de l’attraction attachée à une gamme de prix souvent plus élevée pour des artistes historiques, le travail sur une œuvre close doublée d’une connaissance de l’emplacement des pièces chez les collectionneurs permet un contrôle renforcé sur le marché. Quant à la possession par la succession de pièces historiques, inédites ou encore de qualité muséale, celle-ci est essentielle pour les galeristes.
De nouveaux représentants
En 1916, par trois donations, Augustin Rodin remettait à l’État français l’intégralité de ses biens - sculptures, dessins, collection d’antiques, archives, photographies, villa-atelier de Meudon – ainsi que de ses droits d’auteur. Atypique, cette situation tend désormais à se développer. En France, le musée Nicéphore Niepce valorise ainsi de nombreux fonds d’archives photographiques qui lui ont été donnés avec des droits d’auteur dont la gestion lui a également été confiée. Une telle tendance semble davantage développée aux Etats-Unis. En Allemagne, Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur der Sparkasse KölnBonn gère depuis 1992 les droits attachés aux œuvres d’August Sander (1876-1964) après les avoir acquis auprès du petit-fils du photographe allemand avec un nombre important de vintages. Outre les musées, des sociétés se sont spécialisées dans la gestion des estates artistiques et de nouveaux entrants sur ce créneau ont fait leur apparition ces dernières années. Parmi eux, des maisons de ventes aux enchères, de manière plus ou moins revendiquée. Ainsi, dès 2013, Christie’s a représenté l’estate de l’artiste nippo-américaine Ruth Asawa (1926-2013), en lui consacrant des expositions personnelles dans ses espaces à New York et à Tokyo. Après le rachat d’Art Agency Partners et le recrutement de l’ancienne directrice générale de la Fondation Rauschenberg, Christy MacLear, Sotheby’s s’est positionnée de manière plus ordonnée dans la représentation d’estates. Quant à la maison allemande Van Ham Art Estate (Cologne), celle-ci représente depuis 2013 des successions d’artistes, en offrant des services d’évaluation, d’entreposage, de promotion ou encore de marketing.
Le contenu de l’estate, nouveau facteur de définition
L’estate semble ainsi renvoyer à l’ensemble des éléments attachés à l’œuvre de l’artiste, dont les archives, les correspondances ou encore les droits patrimoniaux. La notion mobilisée par le marché est donc plus réduite que la notion juridique. À la suite de l’annonce par Julian Sander, galeriste et arrière-petit-fils du photographe, de la représentation par Hauser & Wirth de l’estate, le SK Stifung Kultur a vertement réagi en février dernier en affirmant être le seul titulaire de l’estate d’August Sander, se fondant sur la possession des archives et des droits patrimoniaux. Pourtant, l’héritier ne revendiquait qu’une représentation de « the Family Estate of August Sander », la collaboration avec la galerie américaine ne concernant que les œuvres encore possédées par la famille. Inédite, cette prise de position publique a interrogé le contenu de l’estate artistique et semble poser comme condition fondamentale la titularité des droits d’auteur. En ce sens, le rapprochement entre les successions artistiques anglo-saxonnes ou de droit continental, comme en France ou en Allemagne, n’en est que plus renforcé.
Les missions de l’estate
Le rayonnement d’une œuvre par l’estate, notamment lorsque celui-ci se donne pour ambition de pouvoir travailler sur le très long terme, impose également d’envisager de nombreuses questions en amont. Celles-ci concernent aussi bien la conservation et la restauration des œuvres, celles relatives à leur dépôt (archivage et authentification), ainsi que bien souvent la création d’un catalogue raisonné de l’artiste. C’est assurément là l’une des principales missions qui va incomber à l’estate, que celui-ci implique ou non les héritiers de l’artiste : l’authentification des œuvres. Au-delà des débats sur la légitimité de telle ou telle entité à délivrer des avis d’inclusion ou des certificats d’authenticité, l’enjeu en termes de responsabilité peut être très important pour l’ensemble des acteurs participant à ce processus d’authentification. Si le cadre juridique français se révèle particulièrement bienveillant pour les auteurs de catalogue raisonné et ceux qui délivrent des certificats d’authenticité, tel n’est assurément pas le cas aux États-Unis où de très nombreux comités ou fondations ont cessé d’assurer un tel service face à l’enjeu financier des procès intentés à leur encontre.
Enfin, la dernière mission essentielle qui semble de manière constante dévolue à un estate réside dans la mise en place des conditions nécessaires à assurer durablement à l’œuvre une place visible sur la scène artistique imposant alors la réalisation d’expositions dans des musées et des institutions, tant en France qu’à l’étranger. Le recrutement par des galeries d’anciens conservateurs ou membres d’institutions de premier plan dénote indubitablement que les galeries répondent dorénavant de plus en plus à cette sollicitation légitime des successions qui n’hésitent plus à mettre en compétition les professionnels du marché de l’art pour la représentation de l’estate.
Un article écrit par Me Alexis Fournol, Avocat à la Cour et Associé du Cabinet.
Le Cabinet intervient pour de nombreux estate ou successions d’artistes, tant français qu'étrangers, afin de les accompagner dans la structuration de leurs activités, qu'ils soient organisés sous forme de fondation, de fonds de dotation, d'association ou sous la forme d'une indivision successorale. Les conseils prodigués portent notamment sur le processus d'authentification, la défense de l'oeuvre - d'un point de vue juridique et sur le marché - et la promotion de celle-ci. Nous assurons un suivi constant, qui ne se limite pas au seul domaine juridique, et intervenons aussi bien en France qu’à l’étranger, notamment pour des procédures en contrefaçon ou pour des procédures attachées à des problématiques d’authenticité.